Michel Maffesoli, Apologie, une autobiographie intellectuelle


Michel Maffesoli (1944) est un sociologue et auteur abondant. On le connaît comme le sociologue de la postmodernité, attaché à décrire le néotribalisme contemporain, le nomadisme. Ce n’est pas le sociologue des déterminismes sociaux, des catégories socio-professionnelles, le contempteur des inégalités. Il considère que la fonction du sociologue, au sens le plus basique du terme est d’analyser la société, c’est-à-dire ce qui fait société, le lien social. S’inscrivant dans la lignée de Gilbert Durand, anthropologue dont il fut l’élève, il s’attache à comprendre l’imaginaire de l’époque, le climat social et donc les représentations collectives. De son premier livre, Logique de la domination (1978) au dernier ouvrage d’une œuvre abondante (plus de 40 titres, traduits dans plus de dix langues), Logique de l’assentiment, Maffesoli a creusé la même hypothèse : l’histoire humaine est faite de la succession d’époques, deux à trois siècles, définies par un ensemble commun de représentations. Notre époque contemporaine succède ainsi à une modernité, individualiste, productiviste, matérialiste ; c’est pourquoi avec quelques autres auteurs il la nomme « post-modernité ». C’est à elle qu’il a appliqué les caractéristiques de tribalisme, (la logique communautaire du Nous s’oppose à la logique des individus liés par un contrat social juridique et économique), de nomadisme (des mouvements tant nationaux qu’internationaux), d’hédonisme, de nostalgie du sacré etc.
C’est une œuvre aux références théoriques nombreuses et exigeantes et au style imagé. Même si certains de ses livres, notamment ceux touchant plus l’actualité (L’Ère des soulèvements, 2021, Le Temps des peurs, 2023) sont d’un abord plus facile, la dernière parution, Apologie, une autobiographie intellectuelle, est une véritable clef pour l’œuvre de ce professeur de sociologie. Comme il l’a fait dans ses cours à la Sorbonne et dans les nombreux enregistrements qu’il accorde à divers médias sur les réseaux sociaux notamment, Michel Maffesoli livre dans cet ouvrage une vision animée, on pourrait dire incorporée de ses théories. Il parle non seulement avec son érudition, son exigence rationnelle, mais avec son intuition, ses sentiments, son histoire propre. Inscrivant par là même son œuvre dans son époque.
Le petit garçon de Graissessac rencontre certains des plus grands intellectuels de l’époque
Michel Maffesoli a toujours aimé la figure rhétorique de l’oxymore, qu’il emploie depuis plusieurs décennies comme en témoignent nombre des titres de ses livres : La Conquête du présent, L’Instant éternel, Le Creux des apparences etc. Son dernier livre est un oxymore : le titre un peu arrogant peut-être, Apologie est tempéré par l’extrême humilité de ton : on ne trouvera dans cette autobiographie aucune mention d’un haut fait, d’une distinction, d’honneurs. Certes on voit la belle carrière universitaire (professeur en Sorbonne à 37 ans), il relate ses rencontres avec Michel Foucault, Gilles Deleuze, Robert Merton, Don Helder Camara, Carl Schmitt, Martin Heidegger. Sans oublier de parler de ses maître, Julien Freund, Gilbert Durand, Georges Balandier. Mais le ton est toujours celui de la reconnaissance et de l’émerveillement. Du petit garçon, fils et petit-fils de mineurs de fond d’un village cévenol qui accéda grâce à l’éducation de sa famille et de sa communauté villageoise et grâce à l’école de la République à cette université envers laquelle il a toujours nourri respect et passion.
Deux caractéristiques du parcours de Maffesoli sont ainsi revendiquées tout au long de cet ouvrage au ton à la fois très personnel et toujours rigoureux : la culture classique, la philosophie, la théologie, le latin et l’origine populaire, l’enracinement dans un terroir et une communauté si spécifique, celle des mineurs.
Quel est l’intérêt de cette autobiographie ?
On n’y découvrira aucun secret, ni sur sa vie privée, à peine évoquée dans quelques pages émouvantes sur ses 4 filles, peu d’anecdotes sur son parcours universitaire, ses démêlés avec l’institution ou avec les collègues. Peu de polémique. Son opposition à l’école de sociologie de Bourdieu par exemple, est certes mentionnée ainsi que ses relations avec celui-ci, mais toujours de manière respectueuse.
Ce livre est en quelque sorte une version de son œuvre qui met en exergue ses principales caractéristiques, ses fondements, il dirait ses principes. Maffesoli est un essayiste, il décrit et il donne sens à ce qu’il décrit. Il rend compte non seulement de la réalité, celle qu’on peut observer et mesurer, mais du Réel, celui qui est enrichi des rêves et des fantasmes, de l’imaginaire individuel et collectif. Dès lors la méthode est plus intuitive que purement rationaliste, il s’agit non pas d’une analyse des faits sociaux comme de choses, mais d’une appréhension holistique du Réel. C’est d’ailleurs en ce sens que dans la lignée de Gilbert Durand (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire) il emploie souvent des catégories, des métaphores venues de cette discipline : la tribu, le nomadisme par exemple. Et dans cette autobiographie Maffesoli se présente de cette même manière, il écrit et pense avec son histoire, son environnement. Il en est. Et on le comprend en lisant ses relations de son enfance cévenole, de ses maîtres, de ses amis.
L’Universitas, une nostalgie de l’alma mater
Maffesoli est issu d’un milieu populaire, il le raconte très bien et dans sa génération les « grandes écoles », les classes préparatoires étaient des institutions lointaines et méconnues. Peut-être son passage par un collège religieux (un petit séminaire) et son attirance pour la vie monastique qu’il faillit adopter, dit-il, l’ont-ils déterminé dans ses choix d’étude : la philosophie scolastique à Lyon puis la philosophie, l’histoire des religions, et enfin la sociologie à Strasbourg. Serge Moscovici, son ami, disait de lui que toute son œuvre était une recherche gnostique du « divin social ». Quoiqu’il en soit, c’est à l’université que Maffesoli fit ses études et il nous livre de beaux passages sur ses maîtres. Et c’est à la Sorbonne qu’il fit toute sa carrière. En ce sens, ce livre est un livre sur l’Université. Sur une forme d’université avant sa bureaucratisation, sa rationalisation et en quelque sorte sa stérilisation. Une Université dans laquelle maîtres et élèves loin d’être en perpétuelle compétition travaillent ensemble dans une réciprocité, une dialogie féconde. Maffesoli hormis le fait qu’il ait été professeur à la Sorbonne puis membre de l’institut universitaire de France n’a pas fréquenté beaucoup les cénacles institutionnels, les divers comités. En revanche le centre qu’il créa avec Balandier a essaimé en France et à l’étranger. Les quelques 150 thèses soutenues, les colloques annuels internationaux organisés à la Sorbonne, les nombreux « CEAQ » créés par d’anciens élèves à l’étranger témoignent d’une activité intellectuelle qui s’apparente à celles de la scène grecque ou médiévale : quand la « disputatio » visait non pas à surpasser l’adversaire, mais à confronter entre elles des vérités relatives.
Il n’existe presque plus rien de cette libido sciendi dans l’université actuelle et sur la scène intellectuelle et médiatique, vouées au conformisme de pensée le plus étroit. Le récent épisode du Covid en témoigne qui vit des collègues réclamer que d’autres soient punis pour avoir osé penser et écrire hors de la doxa. Le psittacisme géopolitique témoigne du même conformisme et de la même soumission de médias et d’intellectuels avant tout préoccupés de plaire au pouvoir.
Ce n’est pas étonnant dès lors que Maffesoli se réfugie pour grande part dans les « réseaux sociaux », ces territoires de la cyberculture où se confrontent des points de vue différents. Pour le meilleur et pour le pire, ce qui les caractérise c’est leur capacité à tenter de penser plutôt que de répéter une pensée vide. On retrouvera donc Maffesoli plutôt sur le web que dans les amphithéâtres. Mais sa parole reste identique à celle du professeur qu’il fut avec rigueur et passion. Celui qu’illustre si bien la photographie de couverture de ce bel ouvrage, où on le voit de dos, écrivant à la craie sur le tableau noir de l’amphithéâtre Durkheim à la Sorbonne.
Apologie, le livre d’un octogénaire sans ressentiment
Écrit à l’aube de ses 80 ans, ce livre est moins une rétrospective qu’une vivante introduction à l’œuvre d’un penseur des plus utiles pour déchiffrer le crépuscule de la modernité devenue totalitaire et l’aube d’une postmodernité qui pourra être solidaire et imaginative.
Hélène Strohl est l'épouse de Michel Maffesoli
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