Arnaud Beltrame : tout commence en mystique et tout finit en politique
EDITO - Les bougies se sont éteintes depuis longtemps et on ne les rallumera pas pour un anniversaire qui ressuscite des souvenirs poignants. Le sacrifice de celui qui était alors lieutenant-colonel - avant d'être promu colonel à titre posthume - avait bouleversé le pays et inspiré "respect et admiration de la nation tout entière", selon les mots d'Emmanuel Macron lors de son hommage. Arnaud Beltrame, qui menait une brillante carrière d'officier de gendarmerie, avait affronté Radouane Lakdim, auteur d'une attaque terroriste se revendiquant du groupe djihadiste Etat islamique, dans un supermarché de Trèbes (Aude), le 23 mars 2018. En se substituant aux personnes prises en otages par le terroriste, il avait offert sa vie pour en sauver d'autres.
Grièvement blessé par balles mais surtout poignardé à la gorge, cause de son décès, il succombait à ses blessures la nuit suivante. La découverte brutale d'un courage inouï et d'un niveau d'engagement surhumain, dont la radicalité était presque dérangeante par son anachronisme, avait sidéré ses compatriotes. La simplicité et la dignité de l'hommage de sa famille - on se rappelle les témoignages de sa mère et de son frère - comme de tous ceux qui l'avaient côtoyé, avaient dessiné un parcours exemplaire. Arnaud Beltrame, 44 ans, était animé d'une quête d'absolu dont témoignait aussi son cheminement personnel, philosophique et spirituel. Il avait été franc-maçon, et la Grande Loge de France lui avait rendu hommage. Mais il était aussi et surtout animé d'une fervente foi chrétienne, comme le relatait sa femme son épouse Marielle dans "La Vie" : "on ne peut comprendre son sacrifice si on le sépare de sa foi personnelle. C'est le geste d'un gendarme et le geste d'un chrétien. Pour lui les deux sont liés, on ne peut pas séparer l'un de l'autre. Arnaud est revenu à la foi de façon forte vers la trentaine."
Comment ne pas être remué par cet anniversaire ? Sommes-nous vraiment dignes de son souvenir ? Un peu partout en France, on fait vivre sa mémoire, bon an mal an. Un lycée "Colonel Arnaud Beltrame" à Meyzieu, une "place Arnaud Beltrame" à Saint-Malo, un parvis du même nom devant la gare de Versailles-Chantiers rénovée... Et un "jardin Arnaud-Beltrame" à Paris qui a fait polémique en raison de la mention "victime de son héroïsme" : au mieux équivoque, au pire scandaleusement lâche et indigne. Comme avec Charlie, la belle union nationale dans l'émotion du deuil s'est dissipée presque aussi vite qu'elle s'était installée. Le projet très contesté du "musée-mémorial du terrorisme" - voir la chronique de Philippe Simonnot - illustre bien les ambiguïtés de ce travail de mémoire et les contorsions de la nation qui pleure les enfants qu'elle a envoyés au front.
Les bougies se sont éteintes et les fleurs se sont fanées aussi sûrement que les applaudissements aux fenêtres des soignants se sont dissipés. Les Français sentent confusément que ces hommages, aussi légitimes soient-ils dans l'instant, restent vains tant qu'on ne se hisse pas à la hauteur des enjeux profonds. Qu'on ne peut pas pleurer ou applaudir les héros d'un jour quand on les a désarmés la veille et délaissés le lendemain. Ce sentiment diffus, où se mêlent lassitude, résignation, sentiment que "la vraie vie est ailleurs" et qu'il n'y a plus rien à attendre de la tragi-comédie de la vie politique, que le salut est à trouver dans des chemins de traverse, des maquis privés, des refuges intérieurs... est un symptôme préoccupant de l'état moral et spirituel du pays. Ces œillères de fortune s'expliquent aisément, comment les condamner ? Chacun trace sa route comme il le peut. Mais ne pouvons-nous prendre conscience qu'il ne s'agit que d'une protection bien fragile et illusoire, qui ne fera que retarder l'échéance ? Que la réalité nous rattrapera d'autant plus brutalement que nous avons différé la confrontation ? N'est-il pas de notre devoir de quitter notre cécité collective illusoire pour une acuité douloureuse ?
Qui sera le prochain Arnaud Beltrame ? Serons-nous capables de regarder en face sa famille endeuillée, si nous n'avons pas su ou pas voulu affronter les racines d'une nouvelle tragédie ? Pire encore, la question fait froid dans le dos, mais elle se pose : n'arriverons-nous pas à un point où il n'y aura même plus d'Arnaud Beltrame ?
"Noblesse oblige" : l'acte héroïque d'Arnaud Beltrame nous engage tous, que nous le voulions ou non. Car ce n'est pas seulement en son nom propre qu'il s'est sacrifié, mais au nom de ce qui nous fonde comme communauté, comme nation. C'est notre commune humanité qu'il a honorée et perpétuée. Il nous rappelle, en ce jour anniversaire, qu' "il est temps de nous souvenir de qui nous sommes" comme l'écrit Frédéric Vidal. Le coeur lourd de son souvenir nous oblige à ne plus baisser la garde.
Les bougies se sont éteintes mais il est de notre devoir de ranimer la flamme, qui fut longtemps l'emblème de la gendarmerie nationale. Non pas les flammèches fragiles d'une communion nationale éphémère, mais celle qui brûle en chacun de nous et que nous sommes tentés de mettre sous le boisseau. La flamme d'une conscience nationale, d'un héritage à défendre, d'une dignité à reconquérir.
La "crise sanitaire" - aussi insupportable puisse être cette appellation : a-t-on déjà vu une "crise" sans fin ? Quel est ce nouveau concept ? - illustre autant qu'elle occulte le délitement qui nous frappe et la tentation est grande d'en prendre acte et de cultiver son jardin. Mais que nous le voulions ou non, aussi intimidant ce sacrifice d'Arnaud Beltrame soit-il, aussi inaccessible qu'il apparaisse vu de notre confort et de nos petits renoncements, il nous rattrape, ou nous rattrapera. Ce qui vaut pour la menace terroriste s'applique en ce moment pour le naufrage du système de santé français, de sa vie démocratique, et ressurgira bientôt pour les enjeux climatiques, entre autres.
Les fleurs se sont fanées et trois ans après, c'est en tremblant qu'on prend conscience de notre petitesse, à la mesure de la grandeur vertigineuse de cette mort héroïque, et qu'on prend la mesure de la dimension "politique" que ce triste anniversaire incarne, une fois la mystique initiale dissipée. Le politique, le fondamental, la vie de la cité. Et non "la" politique et ses vicissitudes. Nous n'avons pas le choix : nous ne pouvons plus être de ceux qui ont "les mains blanches mais qui n'ont pas de mains". Alors, chacun à sa mesure, en mémoire d'Arnaud Beltrame, retroussons-nous les manches pour une reconquête du réel, aujourd'hui et pas demain.
Les fleurs se sont fanées mais le printemps est là.
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.