Des Sudètes au Donbass : de la tragédie à la farce
TRIBUNE — Depuis le début de cette guerre qui refuse de dire son nom selon la stratégie et la doctrine militaire et politique du Kremlin, un axiome conceptuel s'est rapidement mis en place en Occident, relayé et alimenté par la médiasphère de manière acharnée.
Cet axiome repose sur un socle idéologique : l'idée que Poutine serait Hitler et que par conséquent, il convient de se positionner en 2022 comme si nous étions en 1938 à la veille des accords de Munich qui ont signé la capitulation européenne face au chancelier et qui ont ensuite abouti au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale à peine un an plus tard, soit le 1er septembre 1939.
Petit rappel historique
Signés entre l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie représentés respectivement par Adolf Hitler, Édouard Daladier, Neville Chamberlain et Benito Mussolini à l'issue de la conférence de Munich du 29 au 30 septembre 1938, ces accords ont pour but de régler la crise des Sudètes et permettent à Hitler d'annexer les régions tchécoslovaques peuplées majoritairement d'Allemands.
Les Allemands des Sudètes désignaient les populations germanophones majoritaires dans la « région des Sudètes », nom des zones à majorité germanophone de la partie tchèque de la Tchécoslovaquie, le long des frontières allemande et autrichienne, en Bohême, Moravie et Silésie.
Historiquement, le nom de Sudètes vient du nom des montagnes du nord-est du pays, habitées par des populations majoritairement germanophones qu'on a appelées par métonymie les Allemands des Sudètes (ou tout simplement les « Sudètes »).
Voir aussi : "Facebook: révisionnisme et négationnisme au service de la propagande de guerre".
Les adhérents à l'axiome défendu par les États-Unis et l'UE affirment que la situation actuelle est identique à celle qui prévalait en 1938 et que par conséquent, il est indispensable de ne pas répéter l'erreur des accords de Munich sous peine de subir le même sort.
Tout ce qui a été entrepris depuis le 24 février découle de cet axiome et de cette comparaison historique, de même toute la propagande occidentale s'appuie sur les éléments de langage des références historiques relatifs à 1938.
Or, comme je l'ai écrit à plusieurs reprises, cette comparaison me semble bancale, même si la tentation est grande de faire se télescoper les deux périodes. J'observe d'ailleurs qu'aucun historien ou géopoliticien crédible, légitime et sérieux n'a soutenu la pertinence d'une telle comparaison.
2022 n'est pas 1938
Apprendre à observer le passé pour mieux comprendre le présent et tenter d’anticiper l’avenir est certes une tâche rendue possible parce que parfois l’histoire semble se répéter.
Cependant, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce », précisait Karl Marx.
Non, les Ukrainiens russophones du Donbass ne sont pas les Allemands des Sudètes même si cette référence est utilisée pour nous faire croire à coups d'hypnose quotidienne que Poutine a des velléités de reconquête de l'ancien bloc de l'Est et qu'il aurait même l'intention d'envahir l'Europe Occidentale en paradant sur les Champs-Élysées dans sa limousine Aurus Senat (Combinaison d’« Aurum » et de « Russia ») d'une longueur de 6,62 m avec sous le capot, un moteur développant entre 600 ch et 650 ch indispensables pour emmener les 6,5 tonnes de cette limousine blindée.
Voir aussi : "De la mort du débat à la désignation du mal".
Il y a eu invasion de l'est de l'Ukraine, certes, et il y a clairement une intention et une volonté d'annexer le Donbass après la Crimée, certes encore, et il est parfaitement légitime de réprouver ces actes, mais restons sérieux quand même.
À la suite du traité de Saint-Germain-en-Laye de 1919, qui consacra la dislocation de l'Autriche-Hongrie à l'issue de la Première Guerre mondiale, il est accordé à la revendication des Tchèques et des Slovaques de se doter d'un pays : la Tchécoslovaquie qui est ainsi reconnue. Elle comprend les territoires jusqu'alors dépendant de la couronne d'Autriche, de la Slovaquie et de la Ruthénie subcarpatique jusqu'alors dépendantes de la couronne de Hongrie.
Cet état de fait est immédiatement dénoncé par les minorités allemandes incluses dans le nouvel État et majoritaires dans certaines régions, ce qui alimentera les demandes de rattachement à l'Allemagne jusqu'à ce que Hitler, de manière très opportuniste, décide d'envahir la Tchécoslovaquie le 29 et 30 septembre 1938. Poursuivant les objectifs pangermanistes de l'Allemagne en se faisant le « champion » du principe des nationalités, il déclare vouloir « libérer les Allemands des Sudètes » de l'« oppression » tchécoslovaque et s'en tenir là. La suite est connue.
Certes encore, le pangermanisme et le panslavisme se ressemblent et prospèrent sur les mêmes terreaux.
Sauf que les minorités allemandes de Tchécoslovaquie n'ont pas été victimes de bombardements pendant huit ans et que la langue allemande n'a souffert d'aucune restriction à cette époque, ce qui n'a pas été le cas pour les populations russophones du Donbass depuis 2014, puisqu'elles ont été harcelées et bombardées par le régime de Kiev (14 000 morts, faut-il encore le rappeler).
De même que les accords de Minsk n'ont jamais été respectés comme chacun le sait et que toutes les parties ont laissé ce processus se déliter.
Ainsi, la farce "marxienne" actuelle consiste à élaborer un narratif guerrier et haineux envers Poutine, la Russie et les Russes afin de conforter, d'alimenter et de consolider cette guerre qui pourrait bien se prolonger pendant des années sans que personne ne puisse prédire ni l'extension ni le mode (conventionnel ou non conventionnel).
Si je n'ai aucun doute sur la lâcheté de l'Europe de 1938 face à la folie guerrière et haineuse du chancelier Hitler qu'il aurait fallu combattre et stopper par tous les moyens, y compris par la guerre, en revanche, je nourris les plus grandes réserves sur la voie choisie par l'Occident.
Ce d'autant que la défense exacerbée et unanime du nationalisme ukrainien entre curieusement en totale contradiction avec le rejet, voire même le dégoût, de toute expression nationaliste en Occident (« Le nationalisme, c'est la guerre », déclarait François Mitterrand).
Le souverainisme et ses corollaires, le nationalisme et le patriotisme, semblent par conséquent ici une notion à géométrie politique et idéologique très variable.
Enfin, les lecteurs qui seraient tentés de voir dans ce petit texte sans prétention, un pacifiste, un munichois, un lâche, un collabo, un poutiniste poutinolâtre, un complotiste, un idiot utile du Kremlin ou un de ses agents, se calment tout de suite, il n'en est rien.
Les comparaisons faciles à deux balles émotionnelles et les pulsions haineuses et agressives de trop nombreux adhérents au narratif officiel pro ukrainien qui, avant le 24 février, ne savaient même pas que Marioupol existait et qui pensaient que la mer d'Azov était apparentée à la mère Michel, n'apportent strictement rien à l'éclairage de la scène de cette guerre dont nous ne savons pas grand-chose, en dépit de l'époque satellitaire de l'information instantanée numérisée et réticulaire dans laquelle nous vivons.
Ceux qui prétendent savoir ce qu'il se passe vraiment en prédisant l'avenir et en éructant leurs anathèmes sont les vrais idiots utiles d'un conflit dont les enjeux complexes et majeurs nous dépassent tous.
La dictature de l'opinion et de l'émotion ainsi que l'ignorance de l'histoire sont de véritables poisons pour l'exercice de la raison et peuvent conduire à des catastrophes encore plus grandes que celles que l'on prétend prévoir et éviter.
Voir aussi : "Une légalité illégitime".
Michel Rosenzweig est philosophe, auteur et essayiste.
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