La double mort de la Reine

Auteur(s)
Michel Rosenzweig, pour FranceSoir
Publié le 12 septembre 2022 - 20:30
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La Reine Elizabeth II.
Crédits
Royal Collection Trust / Cecil Beaton (Domaine public) via Wikimedia Commons.
La Reine Elisabeth II
Royal Collection Trust / Cecil Beaton (Domaine public) via Wikimedia Commons.

TRIBUNE - La Reine Élisabeth II disparaît et le monde semble se figer.

Plus de guerre en Ukraine, plus de crise de l'énergie, même les écrans de publicité ont disparu hier soir sur les chaînes d'infos en continu, tout est suspendu comme un arrêt sur image, un "freeze frame", une pause dans le déroulement frénétique du flot ininterrompu d'informations.  

Ce qui me frappe et m'interpelle, c'est l'unanimité autour de la personne de la Reine, que l'on soit royaliste ou républicain, de gauche ou de droite, pauvre ou riche, d'innombrables personnes dans le monde sont émues et parfois jusqu'aux larmes sur tous les continents. 

Et, pourtant, sa vie n'a pas été exempte de zones sombres, je n'en parlerai pas ici, car ce n'est ni le moment ni l'objet de mon propos aujourd'hui. 

Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre pourquoi tant d'émotion. 

Il y a tout d'abord la thèse des "Deux Corps du roi", essai sur la théologie politique au Moyen Âge (The King’s Two Bodies. A study on medieval political theology) un classique d'histoire médiévale, d'histoire du droit et de philosophie politique publié en 1957 par Ernst Kantorowicz, alors enseignant à l'Institute for Advanced Study de Princeton. 

En se focalisant sur l'étude des Tudors, sur la monarchie française et sur la pièce Richard II de Shakespeare, Kantorowicz montre comment les historiens, théologiens et canonistes du Moyen Âge concevaient et construisaient la personne et la charge royales. 

Le roi, écrit-il, possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume. « Le roi est mort, vive le roi ! », adage apparu tardivement lors de l'enterrement de Louis XII en 1515, illustre et explique cette double nature humaine et souveraine, le « corps du roi », humain et mortel et le corps du souverain ne pouvant ni mourir ni pêcher.  

Deux registres qui coexistent, mais qui s'opposent, le symbolique et le réel, l'infini et la finitude, le spirituel et le temporel, l'éternel et le temporaire, le ciel et la Terre, l'horizontalité et la verticalité. 

Ce qui émeut beaucoup de personnes se rapporte probablement plus au corps du souverain qu'au corps de la Reine.  

Car ce n'est pas tant la disparition de la femme, de l'épouse, de la mère ou de la grand-mère qui touche les gens, mais l'incarnation du souverain, c'est ce qu'elle représentait, une communauté nationale, mais également une idée, un concept étendu à la catégorie de l'universel. 

En disparaissant, c'est aussi le 20ᵉ siècle qui n'en finit pas d'agoniser, Gorbatchev l'a précédé de peu, d'autres de cette génération suivront bientôt. 

Mais, Élisabeth II, par la longévité de sa vie et de son règne ainsi que par sa personnalité singulière, discrète, droite, solide, ordonnée, digne, espiègle, et son style de vie simple et sans ostentation mondaine, les surpasse probablement tous symboliquement en tant que Souveraine universelle et probablement aussi en tant que mère universelle, car elle était un exemple et un modèle pour de nombreuses personnes.  

Avec sa disparition, c'est donc tout un monde qui s'en va, mais c'est aussi tout un univers et une époque qui s'achèvent dans les interminables soubresauts des répliques des multiples séismes géopolitique, sanitaire, économique et énergétique.  

Ensuite cette onde de choc émotionnel s'amplifie comme la vague d'un tsunami alimentée par l'effondrement des repères traditionnels qui sous-tendaient l'Ordre international et l'équilibre des forces mis en place après 1945.  

Ainsi, la relative stabilité géopolitique de la guerre froide ayant volé en éclat depuis le 24 février et le surgissement d'un conflit armé imprévisible aux frontières de l'Union européenne a généré des sentiments d'inquiétude, de la peur, de l'anxiété et de l'angoisse auprès d'une population déjà très affectée depuis 2020 par la crise sanitaire.  

Dans un monde en déficit de souveraineté, hypermatérialiste, gouverné par des hommes et des femmes politiques en manque de stature et de charisme, également affaiblis par un défaut grandissant de légitimité, dans un monde dans lequel règnent l'indétermination et l'instabilité, les conflits ne se règlent plus par le droit (national et international) et la négociation, mais par la force, la contrainte, l'intimidation, le recours aux décisions non concertées et « a »démocratiques, par la menace, la violence, et par la guerre. La mort du corps de la Reine Élisabeth II fait place aujourd'hui au vide laissé par la mort du corps du Souverain dont la succession symbolique n'est plus assurée par le corps mortel du Roi.  

Il en découle que le double-corps du Roi, et donc de la Reine se trouve aujourd'hui orphelin de sa fonction essentielle, souveraine, symbolique, sacrée, éternelle, immortelle, spirituelle, mystique et religieuse, la religion étant ce qui relie les humains entre eux par un lien sacré, invisible, mystérieux et universel. 

Autrement dit, l'adage ancien qui rendait pérenne l'Ordre symbolique, "le roi est mort, vive le roi" est devenu caduc et cela se ressent dans le corps social de manière inconsciente. 

Qu'importe si le roi mourrait, son double était immortel.  

La Reine est certes morte, mais il n'y a ni Reine, ni Roi qui vive pour assurer la relève, et ce, pas seulement en Grande-Bretagne, mais partout ailleurs en Occident. 

Ce que pleurent aujourd'hui les "sujets de sa Gracieuse Majesté" comme toutes les personnes affectées par sa mort, ne relève pas nécessairement de la perte d'une personne et d'un corps par définition mortel (96 ans est un âge canonique), une mère, une sœur, une grand-mère, mais bien la perte des fondements et des repères symboliques structurants qui rendaient le monde habitable par la stabilité quasi minérale incarnée par la Reine Élisabeth pendant 96 ans dont 70 ans de règne, c'est-à-dire, trois générations au moins.  

Hier la Reine Elisabeth est morte deux fois.  

De quoi en être ému aux larmes pour certains. 

Le double-corps du roi était de nature transcendantale, car il se situait au-dessus des lois terrestres et humaines. Dès lors que la dimension transcendantale est en défaut, c'est tout le corps social qui se sent perdu, abandonné et en perte de sens. 

Une légende urbaine et mondaine attribue faussement à André Malraux d'avoir dit que "XXIᵉ siècle sera religieux ou ne sera pas".  

Il n'en est rien puisqu'il déclarait au cours d’une interview donnée au Point en 1975 :  

"On m’a fait dire que le XXIᵉ siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire".  

La mort de la Reine Élisabeth II serait-elle de cette nature ? 

 

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