Cette Ukraine si européenne
TRIBUNE — L'obsession de l’administration américaine à l’égard de l’Ukraine depuis 2014 a favorisé la rupture de ce qui restait de communauté de destin avec la Russie. Fourbir les haines nationalistes est une vieille ficelle qui a servi dans tous les conflits fabriqués de ces trente dernières années. Mais depuis l’invasion des forces russes, le divorce identitaire a réalisé un bond en avant. On croit revivre le rapt d’Europe, cette fois par le barbare Poutine. Volodymyr Zelensky se sent autorisé à « exiger » l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne hors de toute procédure d’admission. « Laissez-nous entrer, nous sommes comme vous », exhorte-t-il.
Il n’est donc pas inutile d’épingler certains aspects moins « EU like » qui font l’identité de cette nation. Un pays gangréné par l’instabilité institutionnelle, la corruption et le crime organisé. Loin, très loin des valeurs des États fondateurs au lendemain de la guerre. En Ukraine, la transition vers une pleine démocratie et une économie de marché s’est vue entravée par un crime organisé enkysté au plus profond des structures de l’État. Un crime organisé à la calabraise, combinant l’entrisme dans les trois sphères stratégiques : celle des affaires, des forces de l’ordre et de la politique. La violence significative qu’accompagnent la criminalité et la corruption dissuade l’arrivée d’investissements étrangers directs. Entre 2019 et 2020, l’Ukraine recevait 3% de la part d’IED de la région Europe de l’Est et CEI. Malgré l’intérêt singulier manifesté à l’Ukraine, pour les raisons géopolitiques qui ont abouti à la présente situation, la manne d’argent, elle, n’est jamais arrivée.
Depuis quelque temps, sous pression de l’administration américaine, un effort est fait pour lisser les aspérités dans la notation des principaux indicateurs tels que ceux de Transparency International ou du Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI). Mais, malgré ce ravalement de façade, l’Ukraine reste dans le groupe de nations les plus corrompues du monde. D’ailleurs, avant l’invasion russe, le grand sujet d’actualité était une féroce crise institutionnelle en relation avec ce même sujet.
Crime organisé
La contamination des rouages de l’État est demeurée inchangée, avant comme après les événements de la révolution orange (2004-2005) ou de la place Maïdan (2013-2014). Le passage à des exécutifs graduellement plus affranchis de la « barbare » Russie, n’a pas amélioré sa situation au regard de son exposition au crime organisé. Selon Global Organized Crime Index (Ocindex), en 2020, le score criminel ukrainien était de 6,18 sur 10. Un profil d’État failli.
La tradition mafieuse ukrainienne, celle de la mafia Odessa ou Malina, décrite par l’auteur Isaac Babel au début du XXème siècle, est comparable dans sa cruauté et diversité à celle des crimes ethnocentrés les plus violents de la planète. Son ajustement à la réalité soviétique, loin de l’étouffer, l’a renforcé. Elle a comblé le vide dans le cadre de l’économie planifiée par un marché noir. Après l’indépendance, elle est revenue vers son premier métier, le trafic humain et a amélioré son réseau de trafic de drogues en devenant un interlocuteur privilégié des cartels latino-américains en termes de vente d’armes. Les « Russes » régulièrement arrêtés pour des faits en relation avec le trafic de drogues, en Colombie, en Argentine, au Brésil, sont souvent ukrainiens, bien qu’il existe aussi des criminels de la stature de Viktor Bout, russe jusqu’au bout des doigts.
Le stéréotype du trafiquant d’armes ukrainien étant l’oligarque Leonin Minim, lequel existe et a effectivement participé au trafic d’armes contre diamants de sang, à Sierra Leone. Minim est immortalisé par Nicolas Cage, dans le film Lord of War.
Le passage du crime organisé à la politique est une question de masse critique : pouvoir local, ministre, Premier ministre, président. Leonid Kouchma et son Premier ministre, Pavel Lazarenko, font de ce point de vue figure de benchmark. Arrivée à cette instance, la figure de l’oligarque fait son entrée en scène. En Ukraine, le crime procrée les oligarques, qui, à leur tour, adoubent des politiques et financent les forces de l’ordre, celle-ci agissant comme des milices, lorsque ce ne sont pas les milices qui se glissent dans les uniformes des forces de l’ordre. Ces milices ont été funestes dans la répression des manifestations de la place Maïdan et dans les tueries de russophones du Donbass. Aujourd’hui encore, elles opèrent des deux côtés du spectre nationaliste ukrainien.
Igor Vassilievitch Kolomoiski, accusé d’avoir financé la répression dans le Donbass au travers de ses milices, est aussi propriétaire de l’agence de production de l’acteur Zelensky, aujourd’hui président.
Les quatre oligarques ukrainiens les plus riches sont Rinat Ahmetov, Victor Pinchouk, dont on dit qu’il serait proche de Bernard-Henri Lévy, Konstantin Jevago et Igor Kolomoiski déjà nommé. Pas très loin, suit Petro Porosheno, l’ex-président. Ces oligarques, et d’autres de moindre poids, entretiennent des relations fluctuantes avec la Russie. Exception faite de Kolomoiski, qui déteste farouchement la Russie et considère que l’annexion de la Crimée l’a dépossédé de son complexe hôtelier, le Tavria Sanatorium. Le resort faisait partie des avoirs de sa banque Privat Bank.
Les enjeux de ses oligarques font et défont l’agenda politique de l’Ukraine. Mais ils s’adaptent aussi au cadre géopolitique, comme l’ont fait leurs pères avant et après l’Union soviétique. Le contrôle des institutions et leur instrumentalisation à des fins privées exposent aujourd’hui plus que jamais les vulnérabilités du pays.
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