Retour sur les allégations de crimes de guerre russes en Ukraine : le théâtre de Marioupol (2/6)
CHRONIQUE — Le 16 mars 2022, juste une semaine après le bombardement de la maternité, on annonce que le théâtre dramatique de Marioupol, où s’étaient réfugiés des centaines de femmes et d’enfants, a été détruit par une frappe aérienne russe. Le bilan est terrible. Après des premières déclarations officielles de la municipalité où on ne parlait que d’un blessé grave, on évoque ensuite plus de 300 morts. Ce chiffre annoncé en fait l’attaque contre des civils la plus meurtrière de toute la guerre. L’agence américaine Associated Press fera même plus tard état d’un bilan de 600 morts, mais qui est de la pure spéculation quand on lit l’article. Ce n’est pas grave, ça a fait les titres des journaux américains ou français.
Lire ou relire la première partie de la chronique : La maternité de Marioupol
Le théâtre a été détruit par une explosion en plein cœur. Si c’était une frappe aérienne, c’était un impact direct intentionnel, le plus probablement d’une arme de précision chirurgicale, donc apriori une munition qui coûte cher et qui exclue une erreur de tir. Le cas russe est aggravé par le fait que des inscriptions avaient été marquées au sol autour du théâtre avec la mention « enfants » en russe, afin que cela soit bien visible vu du ciel. Les Russes ne pouvaient donc pas ignorer qu’il y avait là des enfants. Et comme ils ont néanmoins bombardé le bâtiment, leur but était donc forcément de tuer des femmes et des enfants par centaines, comme à l’hôpital pour enfants, parce qu’ils sont très, très méchants, et que le but de l’invasion de l’Ukraine est de tuer des enfants, comme Bashar El-Assad en Syrie qui, lui, préférait les gazer. Ukrainiens et Anglo-saxons nous affirment que le but de l’invasion russe est d’ailleurs de commettre un génocide de la population ukrainienne, y compris celle jugée pro-russe du Donbass que les Russes disent pourtant venir protéger d’un génocide de l’armée ukrainienne. Voilà ce qu’on nous demande de croire. Un récit caricatural jusqu’à l’absurde !
Wikipédia, comme toute la presse occidentale, affirme que les Russes ont bombardé le théâtre. Ils citent néanmoins la version russe, mais en disant que ces derniers « accusent sans preuves » le régiment Azov d’avoir planifié et exécuté un attentat. Mais où sont les « preuves » pour blâmer la Russie ?
Encore une fois, cui bono ?
Quel intérêt militaire, tactique, stratégique, médiatique les Russes avaient-ils de bombarder un bâtiment culturel pour tuer des femmes et des enfants, qui plus est, dans une ville censée être majoritairement peuplée de pro-russes ? Le simple fait de se poser cette question de pure logique suffit à avoir de sérieux doutes quant à la crédibilité de ce qu’on nous présente.
De l’autre côté, Kiev a trouvé là une autre occasion de blâmer la Russie des crimes les plus abominables, pour à nouveau réclamer une zone d’exclusion aérienne, plus d’armes et plus de sanctions. À qui profite le crime ?
Le contre-argument serait de ne pas pouvoir imaginer que des êtres humains, surtout les gentils, les victimes, les Ukrainiens défenseurs de la démocratie, pourraient concevoir et mettre en œuvre des stratagèmes aussi cruels et pervers, jusqu’à tuer leurs propres populations pour un gain médiatique. C’est mal connaitre l’Ukraine.
Le précédent de Maïdan
Quand on sait que le massacre de Maïdan des 19 et 20 février 2014 est un coup monté par les opposants pro-occidentaux pour blâmer la police du président pro-russe Yanukovitch, on sait que tout est possible. Le professeur Ivan Katchanovski, de l’université d’Ottawa, a démontré dans une impressionnante thèse de 72 pages que la majorité des 100 victimes de Maïdan, appelée « the heavenly 100 », des victimes quasiment canonisées dont les portraits sont toujours affichés à Kiev, ont été en fait abattues à partir d’immeubles contrôlés par l’opposition, notamment par le parti politique d’inspiration néo-nazie Svodoba, ou encore Pravyi Sektor, un parti d’extrême-droite radicale. D’autres preuves ont depuis été récoltées depuis sa thèse initiale, le tout dans l’occultation totale, complice et coupable des médias occidentaux.
Azov, créé par des néo-nazis assumés
Ce sont des gens du même type de profil que Svoboda et Pravyi Sektor, dont beaucoup de néo-nazis assumés, qui ont ensuite créé le Bataillon Azov en mai 2014. Leurs premiers faits d’armes ont été d’enlever et de torturer des gens à Marioupol. Quand ils ont été intégrés dans la garde nationale ukrainienne quelques mois plus tard, ils ont mis un peu d’eau dans leur vin. Mais leur instinct de violence punitive a perduré. Il serait peut-être excessif de parler de régime de terreur à Marioupol Mais il y avait un peu de ça, notamment à l'encontre les pro-Russes. Régulièrement, dans les années qui ont suivi, des soldats d’Azov étaient impliqués dans des meurtres et des violences contre des civils à Marioupol. Ici, un homme tué d’un coup de couteau à la sortie d’une discothèque, là, un autre tabassé à mort pour avoir vendu de la drogue. Selon une source internationale confidentielle, on comptait en 2017, treize soldats ukrainiens en détention provisoire pour meurtre dans la maison d’arrêt à Marioupol, sans parler des autres crimes moins graves. La plupart appartenaient aux anciens bataillons de volontaires, dont Azov, ou encore Donbass ou Aidar. Seuls certains cas avaient été traités par les médias. Le seul procès que je connaisse qui a été à son terme fut celui de l’assassin de la discothèque, qui fut acquitté faute de preuves, tous les témoins s’étant désistés. Quand ce n’était pas directement Azov, c’était leur branche politique, le Corps national, fondé par le premier chef militaire d’Azov, Andrei Biletski, qui semblait impliqué dans les violences. Suite au saccage d’une salle de spectacle où un concert allait être organisé par une association de défense des droits LGBT, qui fit quatre blessés (de mémoire en août 2018), un chef haut placé de la police locale avait avoué à un de mes collègues que si c’était le Corps national qui était responsable (et des indices allaient dans ce sens), ils ne pourraient rien faire. Il était notoire à l’époque qu’Azov et le Corps national était sous la protection personnelle du puissant ministre de l’Intérieur en place depuis Maïdan, Arsen Avakov. Des violences de rues étaient aussi régulièrement commises contre le parti politique jugé pro-russe, le Bloc d’opposition, majoritaire dans le Donbass, sans que l’on sache qui était impliqué.
Il était aussi notoire pour la plupart des observateurs internationaux déployés dans le Donbass que l’essentiel des militaires ukrainiens, surtout ceux venant de l’ouest de l’Ukraine, ne portaient pas dans leur cœur, la population du Donbass, dont ils étaient très méfiants, les considérant comme des séparatistes et des traitres en puissance. Je ne compte plus les plaintes pour harcèlement de la population aux check-points.
Connaissant tout ce contexte, il n’est donc pas du tout difficile de concevoir pour moi que des éléments d’Azov aient pu non seulement imaginer, mais aussi mettre en œuvre un attentat sous faux drapeau aux répercussions médiatiques mondiales. Il suffisait de n’impliquer qu’une poignée de personnes. Quand on a déjà sacrifié des dizaines de militants acquis à sa cause pour opérer un coup d’État, on peut sacrifier des dizaines de femmes et d’enfants qui sont pour l’essentiel des traitres en puissance. D’un point de vue purement pratique et cynique, dans les deux cas, quand on n’a aucune morale et que l'on est mû par la haine de l’autre, ça peut se justifier, d’autant plus en temps de guerre où les barrières morales explosent. Du reste, depuis le début du conflit, la Russie accuse régulièrement l’armée ukrainienne d’utiliser les civils comme boucliers humains. De nombreuses vidéos et de nombreux témoignages, tous ignorés en Occident, ont été publiés sur les réseaux sociaux, montrant ou décrivant des soldats ukrainiens tirant sur des civils qui tentaient de fuir Marioupol. Deux membres d’Azov viennent même d’être condamnés à mort en RPD pour avoir tiré sur des civils à partir de leur blindé avec cette vidéo, qui a été utilisée comme preuve contre eux. Cela dit, il n’est pas clair qu’ils étaient conscients de tirer sur des civils, car les choses vont très vite et l’équipage semble stressé. Le brouillard de la guerre !
La politique de la terre brûlée
Une autre possible motivation des nationalistes ukrainiens dans le fait de détruire ce théâtre est que, sachant que la ville serait sans doute perdue, autant en détruire le plus possible pour que les séparatistes ne récupèrent que des ruines. La résistance acharnée qu’ils ont menée, immeuble par immeuble, n’était pas seulement vaine, elle ne pouvait que mener à la destruction d’un maximum d’infrastructures, la coalition russe étant déterminée quant à elle à prendre la ville qu’ils avaient encerclée. Et in fine, c’est l’attaquant qui est blâmé et pas le défenseur. Le théâtre était un des plus beaux bâtiments de la ville, un des plus iconiques. Aucun membre de la RPD n’aurait pu vouloir le détruire. Mais pour un nationaliste de l’ouest qui méprise le Donbass, sa destruction pouvait être vue comme une sorte de vengeance. Et si on peut en plus faire accuser l’ennemi du crime, on fait coup double.
Du reste, ce type d’attitude destructrice se serait manifesté par la suite en d’autres endroits, notamment à Svyatogorsk, où, selon les Russes et le maire, des témoins ont accusé les troupes ukrainiennes d’avoir volontairement mis le feu le 4 juin à une magnifique église en bois, avant de battre en retraite. Mais le pouvoir ukrainien a accusé les Russes d’avoir bombardé cette église, qui, précision utile, dépendait du Patriarcat de Moscou. Les Russes ont répondu qu’ils ne s’attaquaient pas aux édifices religieux et que l’accusation était contraire au bon sens.
Ukrainian forces withdrawing from #Sviatogorsk in #Donbass, targeted another Orthodox church with incendiary shells. One more dreadful crime of #Ukraine military that they will definitely try to attribute to #Russia against all facts and common sense https://t.co/X2dU44lNPA
— Dmitry Polyanskiy (@Dpol_un) June 4, 2022
Auparavant, à Volnovakha, des habitants ont déclaré avoir vu des chars ukrainiens tirer sans raison dans les maisons avant de se retirer de la ville comme pour ne laisser que des ruines derrière eux et punir les habitants d’être pro-russes. Plus récemment, des pro-Russes ont accusé l’armée ukrainienne d’incendier volontairement les champs de blé dans la région de Kherson (et inversement sauf que le blogueur/politicien ukrainien en exil a montré une vidéo de lance-roquettes multiples ukrainiens tirant, positionnés au milieu de champs de blé) ou de balancer des bombes au phosphore blanc dans les forêts entourant Slovyansk. On a encore des témoignages/allégations à Popasna ou Volcheyarovka de puits pollués au diesel par des soldats ukrainiens en retraite.
Rencontre avec un soldat de la RPD originaire de Marioupol
Mon expérience du pays m’amène à douter fortement que les Russes et surtout leurs alliés locaux soient capables de tels crimes. Un jour, dans un village, le long de la ligne de front, côté séparatiste, un soldat est venu vers nous. Un foulard militaire masquait son visage, pour qu'on ne le reconnaisse pas, nous disait-il. Le village martyr où nous étions était régulièrement bombardé par l’armée ukrainienne. L’épicerie même où la conversation a eu lieu fut atteinte à deux reprises par des obus d’artillerie. L’homme qui s’était présenté comme un lieutenant avait voulu exprimer sa colère. Il nous a dit qu’à l’origine, il appartenait à l’armée ukrainienne. Mais qu’il avait décidé de rejoindre la milice de la RPD pour défendre sa terre après le coup d’État de Maïdan. Il avait rajouté qu’il était de Marioupol et qu’il avait laissé derrière lui femme, enfants et parents. Il souhaitait pouvoir y retourner un jour, mais à ce moment-là, les probabilités paraissaient faibles. La ligne de front les séparait. Face aux bombardements des villages de la RPD, il était aussi excédé et avait des envies de vengeance. Mais il enchainait ensuite en nous demandant. « Croyez-vous que j’ai envie de bombarder Marioupol ? Là, où vit ma famille ? » Et sur ces mots, il se retira.
Alors quand j’entends que l’armée russe cherche à tuer les femmes et les enfants du Donbass, je repense à cet homme et à tant d’autres comme lui.
Lire aussi : Lissitchansk, ou le sentiment pro-russe libéré
Certes, ce ne sont sans doute pas les séparatistes du Donbass qui contrôlent l’aviation russe. Mais cette idée que les Russes cherchent à tuer des femmes et des enfants du Donbass n’a aucun sens du point de vue russe.
Les sources d’information disponibles
Malgré mon scepticisme, j’ai quand même tâché de faire mon travail de recherche consciencieusement. J’ai trouvé trois sources d’information plus ou moins synthétiques sur ce drame. Deux sources anglo-saxonnes (un article d’Associated Press et une étude plus détaillée d’Amnesty International) et une source pro-russe, UKR_LEAKS. Ci-dessous, pour chaque aspect traité, figurent les versions des uns et des autres.
Le tweet du 13 mars
Une fois le mobile établi d’une possible attaque sous faux drapeau, y a-t-il des preuves ? C’est là qu’un tweet daté du 13 mars, à 0 h 12, nous donne une information intéressante. Ce compte Twitter est actif depuis 2015 et a 12,900 abonnés en date du 28 juillet 2022.
Information allegedly came from Mariupol locals ( reminder - they are mostly ethnic Russian) that
— Elena Evdokimova (@elenaevdokimov7) March 13, 2022
neo-Nazi from Azov gathered Mariupol women, children & elderly into the building of Mariupol drama theatre and are going to blow it up, blaming the victims on "Russian shelling"
Le 10 mars, soit le lendemain de l’attaque de la maternité, la chaine Youtube Azov Media, montrait des femmes et des enfants réfugiés dans le théâtre. Si l’attaque de la maternité n’était pas un coup monté, elle a peut-être donné des idées à certains.
Donc, dès le 12 mars, trois jours après l’explosion à proximité de la maternité, qui a eu le retentissement médiatique que l’on sait, d’après ce tweet, la rumeur courrait déjà qu’Azov préparait un incident majeur au théâtre pour blâmer la Russie.
Et le 16 mars, le théâtre explose. Quelle coïncidence !
Les Russes auraient-ils pu inventer ce tweet, pour bombarder ensuite et faire croire que les Ukrainiens préparaient des coups tordus contre eux ? C’est une hypothèse encore plus tordue que celle d’imaginer qu'Azov a bien organisé cet attentat. Si les Russes avaient tout planifié, l’échec de ce coup « tordutissime » aurait été complet, étant donné que tout l’occident accuse les Russes. Mais Amnesty International a malgré tout étudié cette hypothèse dans leur rapport.
AP, eux, ignorent ce tweet ou l’hypothèse d’une attaque sous faux drapeau.
L’inspection des lieux
Face à deux versions contradictoires, frappe aérienne ou explosifs placés à l’intérieur, il faudrait une expertise neutre. Mais qui pourrait la fournir ? Aucune des parties en présence n’est exempte de parti pris. Les Russes ont néanmoins proposé la leur, pour les journalistes : « Cela ressemble beaucoup à une explosion à l'intérieur. L'onde de choc a dû partir de la scène vers le haut, détruisant les étages supérieurs. À la suite de l'explosion, un incendie s'est déclaré. »
Plus précisément, dans la vidéo postée par @UKR_LEAKS, des experts travaillant avec l’administration de RPD, affirment qu’ils croient à une explosion de l’intérieur. Une femme qu’on reconnait comme étant Daria Morozova, la défenseure des droits de l’Homme de la RPD, indique qu’une enquête criminelle est ouverte contre l’Ukraine.
Amnesty International défendra aussi la thèse d’une explosion de l’intérieur, mais arguera que les Russes ont pu utiliser une bombe perçante qui aura traversé le toit avant d’exploser à l’intérieur.
D’après les images disponibles, il semble qu’il y ait une étonnante symétrie des dégâts sur trois façades, comme le signale un des intervenants dans la vidéo, ce qui semblerait bien la marque d’une explosion venue de l’intérieur du bâtiment, en son cœur même. Un missile ou une bombe, à moins d’impacter le bâtiment en plein centre et à la verticale (ce qui est quasiment impossible), aurait peu de chance de causer des dégâts aussi symétriques.
Y avait-il des militaires dans le théâtre ? Ont-ils pu y cacher des explosifs ?
Quand la coalition pro-russe faisait visiter le site une fois la ville sous son contrôle, des armes pour la plupart calcinées étaient visibles sur le sol parmi les décombres en plusieurs endroits, comme on peut le voir dans cette vidéo. Si les Russes les ont placées là pour faire croire que l’immeuble servait aussi de zone de tir aux alentours pour l’armée ukrainienne, alors cela pourrait justifier que ces mêmes Russes aient bombardé le bâtiment. Mais détruire ce bâtiment plein de civils pour trois Kalachnikovs et un RPG aurait-il valu le coup ? De toute façon, les Russes ont nié toute responsabilité. Dans ce cas, pourquoi y auraient-ils placé des armes après coup ? Pour prouver que les militaires ukrainiens avaient accès au bâtiment ?
AP prétend qu’aucun des 23 témoins qu’ils auraient interrogés n’ont vu de militaires dans le théâtre.
En revanche, les témoins interrogés par Amnesty International ont reconnu que des militaires passaient de temps en temps pour déposer des réfugiés ou distribuer de la nourriture, y compris des militaires en civil. Un témoin dit même avoir vu quatre militaires passer la nuit sur place.
Sur la vidéo de UKR_LEAKS, une femme dit qu’il y avait aussi des soldats qui passaient distribuer de la nourriture et qu’une personne qu’elle connait n’a pas voulu rester dans le théâtre à cause de leur présence.
Concernant l’hypothèse d’explosifs entreposés dans le bâtiment par Azov, AI considère que la thèse n’est pas crédible, car avec le nombre de réfugiés dans le bâtiment, cela aurait été vu. Mais ils reconnaissent par ailleurs que le nombre de réfugiés avait sérieusement diminué entre le 14 mars et le 16 mars, suite aux premiers départs de convois d’évacuation.
Une femme dans la vidéo d’UKR LEAKS confirme, de son côté, que les militaires passaient souvent pour distribuer de la nourriture et que sous cette couverture, ils auraient pu faire entrer et stocker ce qu’ils voulaient. L’expert en construction dans la même vidéo prétend par ailleurs que la charge explosive était probablement au sous-sol, un endroit sans doute plus discret pour stocker des explosifs.
Qui ment ? Qui dit la vérité ? La plupart des gens choisissent de croire telle ou telle version en fonction de leurs affinités.
Y a-t-il eu un vol d’avion à proximité du théâtre avant l’explosion ?
Deux témoins d’AP, rencontrés à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine (un choix de ville que ne feraient certainement pas des pro-Russes) prétendent avoir entendu un avion avant l’explosion. Qu’en est-il des 21 autres ?
Sur la vidéo de UKR_LEAKS, deux autres témoins restés à Marioupol affirment au contraire qu’ils n’ont pas entendu d’avion.
Mais dans le rapport d’Amnesty International, deux témoins, situés proches du site, disent avoir entendu un avion juste avant l’explosion. L’un d’eux dit avoir entendu aussi le son d’une bombe. L’autre précise qu’ils entendaient régulièrement des avions voler dans la zone de la désormais célèbre usine d’Azovstal, qui commence seulement deux kilomètres plus à l’est. Un troisième témoin situé, à un un km du théâtre, dit avoir vu un avion lâcher deux « missiles ». Si ces témoins disent vrai, on semble avoir là les éléments les plus tangibles pour accréditer la thèse de la bombe aérienne.
Je précise que je vis dans une zone régulièrement survolée par des chasseurs qui passent en basse altitude. Cela déchire le ciel, faisant un sacré boucan qui ne laisse personne indifférent, y compris quand on est chez soi portes et fenêtres fermées. L’avion qui aurait bombardé le théâtre, sans bombe de précision, devait forcément voler à basse altitude, en mode d’attaque au sol. Personne, à moins d’être sourd, ou au deuxième sous-sol, ne pouvait ignorer sa présence. Donc, il y a dans cette affaire des gens qui mentent. Reste à savoir de quel côté.
Ceux qui mentent peuvent le faire volontairement, par idéologie, par intérêt ou sur pression. Il reste qu’un témoignage face caméra a plus de poids qu’un nom écrit dans un article. Seuls les témoins de Ukr_Leaks parlent face caméra. Pour le reste, si on ne peut pas mettre un visage sur un nom, on peut douter que les personnes existent vraiment. Ayant travaillé dans une organisation internationale officielle où j’ai eu la preuve que certains rapports ont été grossièrement falsifiés, où nombre d’informations essentielles ont été volontairement occultées, et toujours dans le même sens, pour dénigrer les séparatistes et protéger la réputation de l’armée ukrainienne, je ne fais entièrement confiance à aucune autorité, pas même à Amnesty International, sans vouloir leur manquer de respect. Dans des affaires de cette importance, les gens, le public, les peuples ont le droit de demander plus de preuves tangibles. Nous pouvons donc oser nous poser les questions suivantes :
Les témoins cités existent-ils vraiment ? Ont-ils vraiment dit ce qui est écrit ? Leurs propos ont-ils pu être déformés ? Ont-ils pu inventer ? Ont-ils subi des pressions de la part du SBU, le KGB ukrainien ? A t-on affaire à une enquête orientée, voire truquée, éventuellement à l’insu même des enquêteurs d’Amnesty International ?
Par ailleurs, on sait aussi que 30 personnes qui vont voir le même accident de voiture en vidéo vont faire 30 récits différents. J’en ai fait l’expérience au cours d’un exercice au collège qui m’a profondément marqué. Certains vont inventer des détails qui n’existent pas. La leçon était que les témoignages humains étaient loin d’être entièrement fiables et que beaucoup se trompent de bonne foi, moi-même inclus.
On peut donc encore douter. Il faudrait pouvoir contre-interroger les témoins, comme à un tribunal. Mais évidemment avec le respect qui s’impose aux personnes qui ont été témoins d’événements dramatiques, car il faut aussi garder à l’esprit que tout ce qu’ils disent peut aussi être entièrement vrai.
Nous avons donc contacté Amnesty International (via contactus@amnesty.org) pour demander si nous pouvions interviewer trois des témoins qu’ils citent, avec le respect qui s’impose. Cela aurait permis de valider leur travail d’enquête. Malheureusement, nous n’avons pas eu de réponse de leur part. Nous gardons donc le doute sur ce point clef de toute cette affaire.
Focus sur le rapport d’Amnesty International (AI)
L’ONG basée à Londres, censée être indépendante, est financée selon Wikipédia notamment par le gouvernement britannique, le Département d’État américain, la Commission européenne, et même la Fondation Rockefeller, tous des acteurs qui ont clairement choisi leur camp dans la guerre en Ukraine. Sa responsable actuelle, Agnès Callamard, a été fermement refusée par la Russie au poste de Représentant spécial de la Liberté des médias de l’OSCE en 2016. La Russie semble avoir une dent contre elle, et elle pourrait aussi leur en vouloir pour avoir bloqué sa nomination. Quelle est alors la crédibilité de l’organisation sur la guerre russo-ukrainienne ?
Dans son rapport sur la destruction du théâtre, rapport à charge contre la Russie, AI affirme, page 4 et 5, que la Russie a « le plus probablement (most likely) » intentionnellement bombardé un objectif civil, sans pour autant pouvoir établir pour quel motif. Page 63, la même phrase est encore plus catégorique puisqu’elle écrit que « les preuves/indices (evidence) démontrent que la Russie a attaqué le théâtre ».
AI affirme encore « presque certainement » que le théâtre a été bombardé par l’aviation russe, « le plus probablement » avec deux bombes de 500 kg. On peut atteindre une cible en plein cœur avec des bombes guidées. Mais elles coûtent cher. Pourquoi les Russes en dépenseraient-ils deux pour un objectif civil sans importance ? Mais page 33, on lit que « En frappant le théâtre, l’armée de l’air russe a probablement réussi deux impacts directs (…) ce qui est plausible, même avec des bombes non guidées, à cause de la taille de la cible. Les bombes de 500 kilos étaient probablement non guidées, puisque qu’il a été reporté que la Russie avait quasiment complètement échoué à déployer des bombes de précision guidées dans le conflit actuel. » La phrase qui suit se contredit, puisque qu’on reconnait que cela peut être un « challenge pour le pilote » de toucher deux fois la même cible, pour conclure que cela est « hautement plausible ». Donc, on veut nous faire croire que l’aviation russe a fait mouche deux fois, en plein cœur de la cible, au niveau de la scène, avec des bombes non guidées. À la vitesse où volent les avions, qui peut trouver cela «hautement plausible » ?
Et pourquoi le rapport insiste-t-il sur deux bombes ? Un seul témoin (déjà cité plus haut) a mentionné avoir vu « deux missiles », mais aucun témoin n’a fait mention de deux explosions. C’est que les deux études théoriques qu’AI a commandées concluent que la masse d’explosif incriminé se situait entre 400 et 1200 kgs d’équivalent TNT. Or, une bombe de 500 kilos ne contient en fait qu’entre 200 et 220 kilos d’explosifs, comme le précise une note de bas de page. Il fallait donc faire correspondre la théorie de l’accusation avec les études, d’où l’hypothèse d’une deuxième bombe qui aurait soit été « attachée » à la première, soit aurait été lâchée quasi simultanément.
Page 28, le rapport mentionne avoir visionné des images montrant l’impact d’une bombe qui aurait perforé le toit et explosé au niveau de la scène. Mais la seule image satellite censée montrer cela est bizarrement complètement floue. Quid alors de la 2ème bombe ? Attachée à la première ? Avec de la ficelle ? Où serait-elle passée aussi par le même trou ? Par ailleurs, AI ne voit pas des dégâts symétriques, mais en voit plus vers la partie sud-ouest de l'édifice. Mais la légende de la seule vague photo satellite qu’ils publient indique que « les principaux débris sont visibles au nord et au sud. »
Le rapport explique encore qu’aucun témoin n’a été interrogé sur place. Ils n'ont parlé qu’à des exilés. Et ils ont encore moins pu avoir accès au site pour l’expertiser.
Quel est le vrai bilan ?
Il reste curieux qu’à une époque où tout le monde est équipé d’un téléphone avec caméra, aucune image ne semble exister d’une quelconque victime. Et comment est-on passé de zéro mort, à 300, puis à 600 ? Quelle est la fiabilité de ces informations ? Ou celle des journalistes ukrainiens d’AP ? Qui sont les victimes ? Où sont-elles enterrées ? L’OSCE n’étant plus là pour vérifier ces allégations, tout et son contraire peut être dit. Initialement, le pouvoir ukrainien n’avait pas de bilan à fournir, mais insistait sur les « centaines de civils innocents » présents dans le bâtiment. Le 18 mars, le président Zelensky évoque des « centaines de personnes sous les décombres ». Le chiffre de 300 est annoncé le 24 mars par la mairie en exil. En y regardant de plus près, ce chiffre est déjà une spéculation. Mais tous les médias le reprennent dès le lendemain. Toute la semaine, on a donc parlé de cet événement. D’après Michel Collon, la communiquante ukrainienne controversée Orysia Khimiak a participé à la campagne de presse internationale sur cet événement.
Le chiffre de 600 morts avancé par AP est basé sur le nombre de personnes estimées vivant dans les différentes sections du théâtre, suite aux conversations avec les gens qu’ils ont interviewés. Mais cette méthode spéculative a été sérieusement remise en cause par l’enquête d’Amnesty International qui reconnait que la population de réfugiés dans le théâtre avait progressivement et sérieusement diminué entre les 14 et 16 mars alors que les premiers convois d’évacuation s’étaient mis en branle.
Dans un rapport pourtant à charge contre la Russie, Amnesty International ne confirme qu’une douzaine de victimes. On suspectait que beaucoup étaient sous les décombres, mais en fait nul ne sait combien.
Le 2 mai, Denis Pouchiline, le chef de la RPD qui a pris progressivement le contrôle de la ville en avril a annoncé que des dizaines de corps avaient été retrouvés sous les décombres du théâtre et que les recherches continuaient.
Le 18 juillet, le procureur de RPD a annoncé la fin de l’enquête criminelle sur la destruction du théâtre. Il révèle aussi que 14 personnes sont décédées à la suite de l’explosion du théâtre, chiffre qui correspond probablement au nombre de victimes retrouvées sous les décombres, et qui est proche de la douzaine de victimes identifiées par Amnesty International. Selon lui, il n’y avait aucune trace de bombe dans les débris, et quelques jours avant l’explosion, des hommes en uniforme auraient été vus déposer des caisses/boites (boxes) à l’intérieur du théâtre.
Même si ces 14 victimes sont 14 victimes de trop, ce bilan si modeste par rapport à la catastrophe initialement annoncée nous rappelle combien il est important de toujours garder son esprit critique par rapport à tous ceux qui ont intérêt à manipuler ou gonfler les chiffres au profit d’une cause, quelle qu’elle soit.
En résumé
On a donc un crime, un accusé, quelques témoins à charge et d’autres à décharge, mais surtout pas de mobile du crime. Et c’est cela qui est très curieux dans cette affaire, mais qui ne semble pas déranger Amnesty International.
Les Russes qui n’avaient objectivement aucun intérêt à bombarder ce théâtre nient toute responsabilité. Mais l’Occident tout entier les accuse. Et l’Ukraine a plus d’arguments pour demander encore plus de sanctions et d’armements.
Si le but de la Russie était d’instaurer un régime de terreur en Ukraine, comme on le dit sur BFM TV, d’opérer un génocide de la population ukrainienne et de détruire tout ce qu’ils peuvent comme le prétendent Ukrainiens et Anglo-Saxons, les troupes russes ne perdraient pas leur temps et leurs hommes dans les conquêtes du moindre village. Ils raseraient tout et ce serait terminé depuis longtemps. Ces accusations extrêmes n’ont donc aucun sens.
L’hypothèse de la « bavure »
Si les témoins à charge disent vrai, il reste l’hypothèse d’une bavure de l’armée russe. Un bombardement intentionnel du théâtre basé sur une mauvaise décision individuelle, une mauvaise organisation interne, une mauvaise décision de commandement ou du mauvais renseignement. Dans un état-major normalement constitué, il y a une cellule « ciblage » qui doit répertorier toutes les cibles potentielles, mais aussi les objets protégés à ne pas cibler. Les chefs militaires ont la responsabilité de faire tout leur possible pour éviter ce genre de graves erreurs.
Mais avec le nombre de bombardements qui ont eu lieu, est-il statistiquement possible d’éviter les bavures ? Les Américains ont bien bombardé l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999. Ils ont présenté cela comme une erreur, ce qui laissa sceptique nombre d’observateurs. Ils auraient difficilement pu mettre cela sur le dos des Serbes… Il n’y aura jamais de procès pour crimes de guerre pour cela. Et ils ont à plusieurs reprises bombardé des mariages en Afghanistan, faisant des dizaines de morts à chaque fois. Là non plus, il n’y aura jamais de procès, pas même médiatiques. Et on ne compte plus les villes irakiennes bombardées massivement, Falloujah, Mossoul, ou encore Raqqa en Syrie, détruite à 80% par les bombes, y compris françaises. On compterait 1000 morts civils, d’après Wikipedia. Qui s’en est ému en Occident ?
L’amertume de Denis Pouchiline
Si l’aviation russe avait frappé ce bâtiment, cette déclaration après la prise de Marioupol de Denis Pouchiline, le chef de la RPD, laisse quelque peu songeur. Il disait qu’il faudrait revoir le mode opératoire de l’armée, car du fait que l’armée ukrainienne se cachait derrière les civils, y compris dans les immeubles d’habitation et les bâtiments publics, le coût de la reconquête était trop élevé. Il ajouta que les progrès seraient dorénavant plus lents afin de minimiser les pertes. Si des doutes existent sur la responsabilité de l’attaque de la maternité et du théâtre, cela aurait pu aussi créer une tension entre le commandement russe et celui de la RPD. D’ailleurs, depuis la déclaration de Pouchiline, l’armée de RPD se contente pour l’essentiel de défendre ses lignes, ce qu’ils ont fait entre février 2015 et février 2022. Les premières semaines de combat, pour percer les lignes de défense ukrainienne, entre Volnovakha et Marioupol, ont été extrêmement coûteuses en vies humaines pour un petit territoire qui a moins d’habitants que la ville de Paris. En date du 21 avril, jour officiel de la « libération » de Marioupol (moins Azovstal), et depuis le début de l’année, la RPD comptait 1426 tués pour 5766 blessés dans leur armée, contre 388 morts et 1492 blessés parmi leurs civils. Les chiffres de pertes de civils ont depuis bien augmenté depuis que Kiev a intensifié le bombardement quotidien des villes du Donbass, en gros depuis la fin mai. Une analyse détaillée de ces chiffres serait faite courant août.
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