Ukraine : sortir de la propagande de guerre et résoudre la crise en deux temps trois mouvements
TRIBUNE — Les Ukrainiens résistent admirablement à l’invasion russe et leur courage mérite d’être salué.
L’émotion suscitée par les drames humains est énorme, et les médias "mainstream" ne résistent pas à la tentation de l’étiquetage. Les caricatures les plus grossières circulent, et gavés par la Seconde Guerre mondiale, certains font des comparaisons avec Munich et arguent que Vladimir Poutine et la Russie constituent une menace qu’il faudrait combattre militairement.
La référence à la Seconde Guerre mondiale est ridicule à plusieurs titres : d’abord parce que la Russie est une puissance nucléaire de premier ordre et qu’une guerre, même économique, à son encontre, est totalement inenvisageable.
Voir aussi : Idriss Aberkane: que vise Poutine en Ukraine et pourquoi l’Occident se limite-t-il à des sanctions ?
La première chose à faire pour sortir de la crise est d’examiner les intérêts des différentes parties, à commencer par ceux de la Russie, qui sont totalement ignorés par les médias. Ensuite, il convient d’examiner les causes réelles ayant contribué au déclenchement de l’invasion, et d’effectuer en quelque sorte un travail sur nous-mêmes pour nous mettre à la table des négociations.
Pour mettre fin à cette crise, Vladimir Poutine exige la reconnaissance de la Crimée. En réalité, tout le monde sait que Sébastopol, qui a une population essentiellement russe, constitue un port de première importance pour la Russie, puisqu’il permet — avec Novorossiisk, l’accès aux mers chaudes et à la méditerranée. La Crimée permet de verrouiller le détroit de Kertch, permettant d’atteindre la mer d’Azov et le port russe de Rostov-Sur-Le-Don.
Les infrastructures portuaires de cette région constituent la première artère russe, puisque le trafic maritime de la mer Noire représente 34 % de l’ensemble du trafic russe, soit plus d’un tiers. Les ports de la Baltique, de l’Arctique et d’Extrême-Orient n’offrent pas les mêmes avantages, puisqu’ils sont soit exposés à la banquise ou manquent de profondeur pour l’accueil des navires à fort tirant d’eau.
L’Ukraine voudrait évidemment pouvoir mettre la main sur les infrastructures présentes en Crimée, et sur Sébastopol en particulier. Elle bénéficie d’autres ports, et notamment d’Odessa, qui constitue le plus important port de la mer Noire.
Dans sa constitution, elle précise bien que « La structure administrative et territoriale de l'Ukraine comprend la République autonome de Crimée, des régions, des districts, des villes, des villes-districts, des cités, des villages (Article 133) » ; que « La République autonome de Crimée est partie intégrante de l'Ukraine et elle décide sur les questions relevant de sa compétence, dans les limites déterminées par la Constitution de l'Ukraine (Article 134) » ; que « L'établissement de bases militaires étrangères sur le territoire de l'Ukraine est interdit (Article 17). »
Cette série d’articles et quelques autres montrent que l’Ukraine maintient ses prétentions sur la Crimée et conteste la présence militaire russe à Sébastopol.
Par ailleurs, l’Ukraine a supprimé le russe des langues officielles du pays en 2014, ce qui a créé une très forte émotion auprès des russophones, qui comprirent que l’Ukraine souhaitait les refouler à l’extérieur du pays.
Et, ce sentiment est renforcé par une guerre qui dure dans le Donbass depuis 2014, laquelle aurait fait entre 13 000 et 14 000 morts, sans que l'on sache quelle proportion de civils serait tombée sous le feu du régiment Azov chargé de réprimer l’insurrection, lequel bénéficierait de l’appui de mercenaires étrangers, et notamment de mercenaires américains. Et, la volonté affichée du président actuel d’intégrer l’OTAN ne pouvait, dans un tel contexte, qu’aggraver la crise.
Quant aux États-Unis, depuis l’effondrement de l’URSS, ils ne poursuivent que deux objectifs : faire en sorte de rester la seule superpuissance en contrariant le développement de blocs concurrents et de contrôler les routes pétrolières. Cette stratégie a été clairement définie par le secrétaire de la Défense, dans le rapport annuel du Département de la défense en 2000, dans lequel les États-Unis faisaient savoir qu’ils étaient prêts à engager leurs forces de façon préventive en vue de contrer l’émergence de toute coalition régionale hostile ou hégémonique, et de s’assurer l’accès illimité aux marchés clefs, aux sources d’énergie et autre ressources stratégiques [1].
[1] Voir notamment J-F Tacheau, « Stratégies d’expansion du nouvel empire global » L’Age d’homme, 2001, p132.
En outre, cette affaire leur permet de légitimer l’existence de l’Otan, de se réserver un important marché en matière d’armes, et d’affaiblir considérablement l’Europe sur le plan économique, puisque celle-ci verra sa compétitivité entravée par deux facteurs :
1) la hausse des prix des hydrocarbures, des produits alimentaires et des matières premières en général ;
2) l’augmentation des dépenses militaires.
L’Europe, pour sa part, a objectivement intérêt à ce que les hydrocarbures russes, et le gaz en particulier, puissent lui parvenir sans entrave, et à des coûts raisonnables. Ceci d’autant plus que, d’après l’Agence Internationale de l’Énergie, le pic pétrolier toutes productions confondues (pétroles conventionnels et non conventionnels), devrait être atteint d'ici à 2025. Et, il en va de la survie d’une bonne partie de son industrie, qui doit faire face à des coûts très élevés de l’énergie, et à des exigences légales environnementales (CO2) et sociales inconnues dans d’autres pays. Précisons que la Russie et la Chine ont mis en service un important gazoduc en 2019, et que d’autres sont en construction depuis 2020. On apprend d’ailleurs dans les Échos du 3 mars 2022, que Gazprom vient de signer un accord pour un gazoduc qui traversera la Mongolie pour livrer à la Chine 50 milliard de m³ par an. Il serait regrettable que la Russie renonce à nous livrer son gaz, qui compte pour plus de 40 % de la consommation européenne, pour le livrer au Chinois. L’Europe ne s’en remettrait pas.
De façon très claire, nos intérêts ne convergent pas avec ceux d’une Ukraine atlantiste, ni avec ceux des États-Unis d’Amérique. Et ceci d’autant moins que les Américains qui se prétendent nos alliés, s’ingénient à racketter nos entreprises avec des législations extraterritoriales, comme le témoigne l’affaire Alstom. Une affaire beaucoup plus piquante qu’il n’y parait puisque cette entreprise, qui était nécessaire à l’exercice de la souveraineté nationale, notamment avec sa turbine Arabelle qui équipe nos centrales nucléaires, a été vendue à Général Electric, une entreprise américaine, après que l’administration américaine, se servant du droit comme d’une arme de guerre économique [1], ait infligé à Alstom une amende record de 630 millions d’euros pour des faits de corruption. Une vente à laquelle Arnaud Montebourg s’est opposé avec toute l’énergie requise, mais que le gouvernement de l’époque a laissé faire, notamment sur les conseils de l’actuel président, qui aurait bénéficié de dons, pour sa campagne électorale, de la part des intermédiaires qui auraient obtenu des honoraires mirobolants en intervenant dans cette affaire. Ce qui a choqué le député de la 2ᵉ circonscription d’Eure-et-Loir, Olivier Marleix (président de la commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX), au point de le conduire à faire un signalement article 40 auprès du Procureur de la République pour prise illégale d’intérêts (Gérard Davet, et Patrice Lhomme, « Le traître et le Néant » Fayard, 2021, p 135)…
La question subsidiaire qu’il faut résoudre est donc la suivante : est-il possible d’infliger des sanctions économiques à une superpuissance atomique qui viole la souveraineté d’un autre État lorsqu’elle invoque elle-même une violation de ses droits et de ses intérêts vitaux ?
L’histoire récente, et les options levées par les États-Unis et l’Europe, leur permettront difficilement de pouvoir maintenir cette position.
Le principe de l’intangibilité des frontières a volé en éclat en Yougoslavie, notamment avec les bombardements de Belgrade par les forces de l’Otan qui sont sorties de leur rôle défensif en vue de forcer les Yougoslaves, et plus particulièrement les Serbes, à reconnaitre le Kosovo.
La deuxième guerre d’Irak voulue par les Américains a été faite à titre préventif, sur la base d’informations qui se sont révélées absolument toutes fausses. Aucune arme de destruction massive n’a été identifiée, et ce pays qui était l’un des plus avancés de la région, est aujourd’hui totalement détruit. Le concept de guerre préventive a été défendu par l’administration américaine dans un rapport relatif à la stratégie nationale de sécurité émis le 20 septembre 2002. Et, dans lequel on peut lire ceci : les États-Unis, qui « jouissent d’une force militaire sans égale » n’hésiteront pas « à agir seuls, si nécessaire, pour exercer [leur] droit à l’autodéfense en agissant à titre préventif ». Une fois une « menace imminente » identifiée, « l’Amérique interviendra avant même que la menace ne se concrétise ».
Le droit d’ingérence et la méconnaissance de la souveraineté d’un État est encore illustré par l’intervention en Libye.
En outre, il est certain que les occidentaux avaient fait la promesse aux Russes que l’Otan ne progresserait pas vers l’est, comme en témoigne Roland Dumas, et l’analyse faite par des archivistes de l’Université George Washington, qui ont compilé les sources attestant de ces promesses. Ce que confirme également le Spiegel, que l’Humanité relaie dans un article du 24 février 2022, ainsi qu’Agoravox dans un article du 23 février. Or l’extension de l’Otan a conduit cette organisation de « défense » contre l’Union soviétique (qui a disparu depuis plus de 30 ans), à intégrer : la Pologne, et la République tchèque en 1999 ; la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, La Slovaquie, et la Slovénie en 2004 ; l’Albanie et la Croatie en 2009 ; le Monténégro en 2017 ; et la Macédoine du Nord en 2020. À l’occasion de cet élargissement, le port russe de Kaliningrad s’est retrouvé totalement enclavé. Et, c'est d’ailleurs autour de cette enclave que les risques d’un dérapage sont les plus élevés. Comment la Russie ne pourrait-elle ne pas voir dans cet encerclement une atteinte à sa sécurité ? D’autant plus qu’au sommet de Bucarest, le 4 avril 2008, l’annonce était faite que l’Ukraine et la Géorgie deviendront à terme membres de l’Otan. La Russie a émis tout au long de ce processus des protestations qui n’ont jamais été entendues, alors qu’il était pratiquement certain qu’il pouvait conduire à la guerre.
Dès lors que les Occidentaux, derrière les Américains, se sont permis de détruire plusieurs pays, en faisant des guerres préventives, on les voit mal infliger des sanctions aux Russes, alors que ceux-ci peuvent identifier une menace explicite sur leurs marches, et plus particulièrement sur une artère qui leur est vitale.
Dès lors, il ne reste à l’Europe qu’une seule possibilité : accepter l’essentiel des conditions russes pour un cessez-le-feu. Celles-ci sont raisonnables puisqu’elles consistent :
1) à reconnaitre la Crimée comme entité russe, notamment par l’Ukraine ;
2) Obtenir la neutralité (militaire) de l’Ukraine ;
3) Son renoncement à entrer dans l’Otan. Reste le point relatif au désarmement de l’Ukraine qui ne peut manifestement pas être garanti par les Occidentaux. Mais ceux-ci pourraient renoncer à lui livrer des armes, et obtenir le démantèlement du régiment Azov en contrepartie d’une éventuelle intégration dans l’Union européenne.
Des hommes particulièrement aptes pourraient être appelés à négocier avec les Russes. Une délégation comprenant Roland Dumas, Dominique de Villepin et Gérard Depardieu, saurait certainement se faire entendre des Russes.
Il est regrettable que le président de la République ne lève pas cette option. Il a manifestement tourné le dos au général de Gaulle, en attribuant aux Russes toutes les responsabilités de cette affaire, les chargeant inutilement, en leur attribuant une « lecture révisionniste de l’histoire. » Mais peut-être, est-ce le prix à payer, pour obtenir des Américains leur accord, pour la revente par General Electric de ce que nous n’aurions jamais dû vendre, les anciennes activités nucléaires d’Alstom, que le gouvernement s’efforce de faire racheter par EDF.
À bon entendeur. Salut !
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