L'autre Salon du Livre : les maisons d'éditions indépendantes font de la résistance
REPORTAGE — Les 22, 23 et 24 avril, alors que l'épidémie de Covid-19 nous en avait privé les deux dernières années, s'est tenu le Festival du livre à Paris (nouveau Salon du Livre). Mais à mesure que les années passent, le monde de l'édition fait lui aussi face aux injonctions fortunées des milliardaires, à la pression de la rentabilité et au ravalement monopolistique de la publication. Si bien que cette année, les modalités d'inscription à l'événement n'ont pas permis aux éditeurs régionaux de se frayer leur place habituelle dans le Grand Palais éphémère du Champ-de-Mars. Les plus courageux d'entre eux sont tout de même montés (ou descendus) jusqu'à la capitale pour installer leurs ouvrages à... l'autre Salon du Livre. Nous sommes allés les rencontrer.
L'autre Salon du Livre, qu'es aquo ?
L'association "L'autre Livre" a un objectif clair ; elle entend lutter "contre la mainmise sur l’édition". Dans un manifeste publié en ligne, elle explique réunir "près de deux cents éditeurs indépendants" qui ont la liberté chevillée à la plume, et qui ont en horreur la "concentration inédite dans le domaine de l’édition" (que l'on doit notamment à Vincent Bolloré). Le discours fait évidemment écho à celui que la presse libre peut tenir :
"Le fait que la presse et l’édition dans ce pays soit aux mains de quelques milliardaires met en danger les libertés."
En réaction à la nouvelle formule du Festival du livre de Paris, l'association a donc rassemblé ses membres au cœur du Palais de la Femme, dans le 11e arrondissement de Paris, afin de "lutter pour la défense de la bibliodiversité". S'il y avait moins de monde (moins de place, aussi) qu'au Grand Palais éphémère, l'endroit n'en était pas moins rempli et respirait l'authenticité. Là, nous avons échangé avec quelques éditeurs ; certains d'entre eux n'avaient pas la langue dans leur poche...
Lire aussi : L'éloge ardent de la liberté par Francois Sureau dans son discours de réception à l'Académie française
"La création pure, qui ne dépend pas de la commercialisation"
Maxence Amiel (éditeur) des éditions La Crypte, accompagné par Victor Malzac (poète), a été le premier à bien vouloir répondre à nos questions. Venu des Landes, il nous raconte que sa maison, vieille de 38 ans et dédiée à la poésie contemporaine, s'évertue à offrir une place aux auteurs de moins de 30 ans — représentée ici par son acolyte. Un pari risqué dans le milieu ! Par habitude et par conviction, les deux jeunes hommes chérissent l'indépendance mêlée à la rencontre, car c'est en "rassemblant et confrontant nos pratiques qu'on avance chacun dans nos maisons respectives". "C'est aussi à nous de provoquer l'intérêt des lecteurs", ajoutaient-ils en nous confiant simplement "publier ce que l'on aime".
Cela étant, rien n'est facile dans cette entreprise de tous les jours. Aussi Maxence Amiel nous explique-t-il qu'il est difficile de vivre de l'édition, qui plus est indépendante, notamment parce que "le prix de l'envoi d'un livre, même pour un professionnel, est exorbitant".
Voir aussi : "Nous sommes tous en mutation": Fabien Moine nous présente sa maison d'édition Exuvie
L'argent, s'il est encore moteur (ou nécessité) pour certains, fait au contraire figure d'épouvantail pour d'autres : "Ça vient d'une catastrophe, c'est un suicide positif. C'est quoi ce bor*** ? On veut toujours gagner de l'argent, mais c'est quoi le sens de tout ça ?" Voilà les interrogations qui ont incité Yves Chagnaud à créer ses éditions Apeiron. Visiblement ravi de pouvoir partager son expérience, l'éditeur nous conte son histoire : "Je n'ai jamais voulu devenir éditeur, mais j'avais des liens avec des artistes. Ça, ça a du sens. Les gens sont plus humains, parce qu'ils sont sur des démarches de sens et de création, tandis que les traders et consultants ne sont absolument pas intéressants... Personnellement ou intimement, peut-être, mais leur action sur Terre, c'est de la m**** !"
Sur ces belles paroles, nous découvrons une poésie unique en son genre, propre aux éditions Apeiron : un mélange de graphisme et de prose époustouflant. Leurs livres, dans des formats divers et variés, sont pensés et imprimés comme un accordéon. Les pages se déplient sans se délier, et si l'on peut profiter d'elles une à une, l'on peut aussi ouvrir l'ouvrage en grand jusqu'à former une immense histoire faite d'une seule page. Au recto, le graphisme est à l'honneur, et au verso, ce sont les mots qui prennent le pas. Une belle manière de démontrer symboliquement l'importance de l'observation ; sans chercher à apprécier les deux faces de la même page, difficile de bien comprendre le récit.
Yves Chagnaud, toujours lancé dans ses anecdotes, nous coupe de nos rêveries en mentionnant le gouvernement : "Celui qui est venu nous présenter le Festival du livre dans les régions était odieux. Il ressemblait à Emmanuel Macron ou Gabriel Attal, l'impression de tout savoir mieux que les autres, vous savez ?"
Si on lit facilement la répugnance dans ses yeux, il nous avoue tout de même que "commercialement parlant, grâce aux rencontres internationales notamment, le Salon du Livre était très intéressant". Pour autant, il nous confie : "Je préfère être ici."
Là, il enchaîne en nous dévoilant ce que l'indépendance représente pour lui : "Cette liberté de pouvoir faire des livres en se moquant bien de savoir si ça va se vendre ou pas." Et de poursuivre avec une nouvelle anecdote :
"On a été lauréats en 2019, dans la catégorie des livres responsables. Et après il y a eu une petite conférence, avec le responsable de la fabrication de Gallimard, qui posait la question : 'C'est quoi, pour vous, un livre responsable ?' Cette personne dont j'ai oublié le nom répond : 'C'est un livre qui rencontre un client.' Moi je ne suis absolument pas ça et je n'ai aucun compte à rendre à personne."
Mettant de côté la platitude de la réponse, Yves Chagnaud souligne fièrement que malgré son allergie à l'argent, la région Nouvelle-Aquitaine suit ses travaux sans lui demander quoi que ce soit, sinon un brin de professionnalisme. "C'est cette possibilité d'être dans la création pure sans déprendre de la commercialisation" qui lui plaît. "Je peux aborder les franges du tapis sans rester confortablement au milieu", songe-t-il à voix haute, plus poétique. Rattrapé malgré lui par l'ironie, il en rit : "Mais c'est sûr que j'aurais fait plus d'argent en éditant un livre sur les petits déjeuners de Madame Macron ou les chaussettes sales de Zemmour."
Nous lui demandons alors comment le public peut aider à redorer l'édition. Du tac au tac, il répond qu'il ne veut pas de dorures : "Plutôt des boiseries, de la nature !" Puis, il approche la fin de l'entretien sur un ton plus solennel, mais tout aussi sincère : "Nous, on fait de l'art, de la poésie, on exprime des sentiments et on essaie de faire transparaître la beauté du monde".
Nos deux interlocuteurs, pourtant d'univers et de générations différentes, ont eu à cœur de soutenir une conclusion identique : "Il faut être curieux !" Le plus extraverti des deux ne s'est pas privé d'ajouter : "Arrêter de regarder la télévision... C'est comme pour la bonne bouffe, il faut acheter là où c'est bon ! Sortir des clous, sortir du tapis, sans savoir où l'on va ! C'est ça la vie !"
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.