"Anéantir" : un Houellebecq ambitieux mais inabouti
CRITIQUE — Il est étrange qu'un romancier soit sujet à des prises de positions radicales si opposées. Soit on le surestime, soit on le sous-estime. On peut avoir des opinions plus mitigées. Il n'est ni Milan Kundera ni Guillaume Musso.
Le problème est que Michel Houellebecq a senti un esprit du temps sans parvenir à l'approfondir littérairement parlant. Une certaine décadence de l'Occident, le désabusement de l'homme contemporain plongé dans une vie sans grand intérêt et mécanique. Ce désenchantement n'est pas nouveau (Max Weber) mais a atteint un stade radical : la mort de l'utopie, non pas parce qu'elle est inatteignable mais parce qu'elle s'est réalisée. Voilà le paradoxe qu'il ne pense pas.
L'utopie politique n'a pas donné une société sans classes. Le Capital s'est dépassé lui-même et est devenu flottant, mobile, liquide, dans la simulation de lui-même. L'utopie esthétique s'est abolie au profit d'une esthétisation de la vie quotidienne, une esthétique publicitaire de la banalité. L'utopie sexuelle a vu l'autonomisation des signes du sexe, ouvrant sur une promiscuité, une virtualisation et une indifférence sexuelles. L'utopie du savoir n'a pas atteint la vie elle-même, mais a échoué comme une baleine dans l'excès et la communication.
Cette réalisation de l'utopie crée le monde désenchanté que nous connaissons, la désublimation radicale et son remplacement par le réel pur où l'homme n'a plus rien à imaginer et passe de sujet à objet, devenant le terminal des réseaux informatiques. Le pouvoir a réussi à inscrire dans le réel tout ce qui était de la logique du rêve.
Si Michel Houellebecq n'est pas le seul à effleurer cet aspect, certains romans étaient plus intéressants que d'autres comme La Possibilité d'une île. Son adaptation par l'auteur en 2008 était une catastrophe cinématographique. Beaucoup de personnes se complaisaient à qualifier Soumission de visionnaire même s'il éliminait frivolement tous les éléments sociaux et géostratégiques d'une telle situation. En réalité, le roman s'est trompé de cible quand on constate la soumission réelle suite au passe sanitaire puis vaccinal où l'on peut retirer la citoyenneté à des millions de Français dans l'indifférence générale. Michel Houellebecq, si prompt à signer des articles, garde ici silence comme tant d'autres.
Dans Anéantir, la structure est largement défaillante. Se déroulant au mois de novembre 2026, quelques mois avant le début de l'élection présidentielle de 2027, le roman débute par la diffusion de vidéos d'une qualité stupéfiante sur Internet qui annoncent des attentats terroristes. Ceux-ci font appel à des moyens militaires importants mais sans révéler les motivations profondes des auteurs.
Ce début palpitant est vite abandonné pour une chronique familiale et pour ne reprendre qu'à la moitié de l'œuvre. Nous entrons alors dans la vie de Paul Raison, 47 ans, fonctionnaire du ministère de l'Économie, des Finances et du Budget, à la vie morne et banale. On navigue ainsi entre plusieurs récits : ses visites à son père, Edouard, un ancien membre de la DGSI, atteint d'un AVC, et veillé par Madeleine, sa seconde compagne ; sa mère Suzanne, restauratrice d'art ; les liens distendus qu'il entretient avec sa femme, Prudence, fonctionnaire elle aussi avec laquelle il cohabite dans un duplex donnant sur le parc de Bercy ; sa sœur catholique pratiquante, Cécile, mariée à un notaire au chômage, Hervé, tous les deux habitant à Arras et votant pour le Rassemblement national ; et enfin son frère, Aurélien, restaurateur d'œuvres d'art au ministère de la Culture, marié à une femme détestable, nommée Indy.
Paul promène donc sa dépression dans les couloirs froids du ministère des Finances et la seule relation « humaine » qu'il entretient est celle avec le ministre de l'Économie, Bruno Juge, un ami d'Edouard, candidat le mieux placé pour succéder au président réélu en 2022 et qui ne peut se représenter après un deuxième mandat (réélection de Macron ?).
On qualifie Michel Houellebecq de cynique, de désespéré et j'en passe. Jugement moraliste sans intérêt. Peu importe si l'ensemble est saillant et pertinent. Les grands auteurs ne se sont jamais distingués par leur approbation joyeuse de la nature humaine ou de l'air du temps, mais par leur vision foncièrement critique. Ce n'est pas ici le portrait du bourgeois occidental désillusionné, ou la tentative de poser une réflexion amère sur la condition humaine qui irrite, mais qu'il en dise si peu. Un lecteur qui sort de sa lecture en en apprenant à peine plus qu'en le commençant a dans les mains un roman raté. Globalement, si Michel Houellebecq pose un constat assez juste concernant ce monde fatigué et indifférent où se côtoient vide civilisationnel et néant existentiel avec ses satellites comme la vieillesse, la mort, la famille, la foi, l'engagement, la spiritualité, le couple, l'amour, l'ésotérisme, il peine à l'approfondir.
Il y avait pourtant des thèmes porteurs et une véritable ambition à soutenir tout au long de 700 pages. Un roman intéressant se remarque dans ses détails et dans son tissage pour nous révéler l'« invisible », ce qu'on ne voit pas. Mais ici, l'intrigue se dilue, s'enlise dans la banalité sans qu'émergent de cette banalité des aspects concrets ou déroutants. Or dans l'existence, ce n'est pas vrai. Pensons aux réflexions et observations d'un Philippe Muray sur son époque en comparaison. Michel Houellebecq ne parvient jamais à mettre en valeur des faits troublants ou des observations singulières qui parviennent dans la vie quotidienne. Toute la trajectoire de Paul est laborieuse, confuse, tirant à la ligne. Il mène sa vie et tout ce qu'il vit est en somme banal. De même, les relations sexuelles sont sans sensualité dans les moments poétiques.
Si Michel Houellebecq n'est guère un styliste, sa narration se déroule en une sarabande molle, sans panache, en tout cas loin d'un de ses maîtres, Balzac, avec ses fulgurantes et piquantes annotations qui faisaient vivre ses personnages. Le kitsch des admirateurs est de faire croire qu'un auteur écrit banalement pour coller à la vie morne de ses protagonistes. Non, il s'agit de les rendre vivants d'une façon ou d'une autre et de restituer leur existence pauvre ou riche d'une façon romanesque afin qu'émerge une vision différente de ce que l'on croit être la banalité. Voilà la faillite.
Ce manque de profondeur est corroboré par l'approche politique du roman. Paul étant un homme proche du pouvoir, nous n'apprenons rien sur ce monde, non seulement sur les coulisses mais sur l'appréhension existentielle des hommes ou femmes d'État (leur vue, leur caractère, leur expérience, etc.) comme si le narrateur était à la fois en dedans et en dehors. Absent. De même les relations de Paul avec son père en EHPAD. La situation scandaleuse de leur gestion, pourtant bien connue depuis des années, est juste abordée, comme si l'auteur flairait un sujet sans le fouiller en détail. Pourtant, un livre comme Les Requins de la fin de vie de Roger Lenglet et Jean-Luc Touly nous en apprennent bien plus.
Voir aussi : Ils sortent leurs proches de l'Ehpad - témoignages
De temps en temps surgissent tout de même des réflexions intéressantes, notamment sur l'amour : «Est-il vrai que la première image qu'on a laissée dans les yeux de l'aimée se superpose toujours, éternellement, à ce qu'on est devenu ?» ou encore concernant la surévaluation de l'enfant par rapport à toute une vie d'adulte honnête ou méritante : «En accordant plus de valeur à la vie d'un enfant - alors que nous ne savons nullement ce qu'il va devenir, s'il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles.» Il conclut : «Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c'est, très exactement ce que l'on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever», nihilisme que le narrateur attribue étrangement au christianisme, son péché originel étant l'espérance, comme s'il fut le seul à le proposer, manquant ainsi une dimension essentielle, l'enferrant dans le dogme sans atteindre le plan métaphysique.
Parfois, le narrateur se perd par manque de finesse. Quand il aborde succinctement la théorie du désir mimétique de René Girard, il se méprend grossièrement en le qualifiant d'emblée de philosophe, ce qu'il n'a jamais été. Anthropologue aurait été plus juste. Mais surtout il résume cette théorie à une banale imitation croyant benoîtement que «les gens sont à peu près indifférents aux désirs d'autrui, et s'ils sont unanimes à désirer les mêmes choses et les mêmes êtres, c'est simplement parce que ceux-ci sont objectivement désirables.» Oubliant ainsi le modèle dans l'histoire qui peut provoquer des désirs d'imitation, de rivalité et de haine même dans une contre-imitation.
Brusquement, Paul apprend qu'il a un cancer à la mâchoire et les derniers chapitres sont scrupuleusement consacrés à sa survie, retrouvant au passage le goût du sexe avec sa femme. C'est au fond, le thème majeur du roman, mourir, finir sa vie. En somme la mort, la déchéance à laquelle Paul ne peut rien. Cependant, Michel Houellebecq élimine avec une rare négligence toutes les intrigues et sous-intrigues qui ne se refermeront donc pas. Qui sont ces terroristes ? Pour quoi inventent-t-ils ces losanges et ces vidéos imitant la réalité à la perfection ? Quelles réflexions peut-on en déduire dans un tel contexte sur l'état du monde, par exemple sur la virtualité ? Que deviennent ses frères et sœurs ? Michel Houellebecq se débarrasse par exemple d'une pichenette de Maryse, une aide-soignante, immigrée béninoise candide, qui a vécu un amour intense avec Aurélien, ce dernier s'étant suicidé après avoir fait une révélation à sa femme, celle-ci n'étant guère envisagée non plus pour nous faire comprendre sa perfidie. Tout reste irrésolu, plongé dans le brouillard alors qu'il y avait là une constellation de thèmes à pétrir et à lier d'une façon romanesque pour tracer un portrait fulgurant et désabusé d'une époque.
Michel Houellebecq n'a pas l'ampleur de ses ambitions. Sa critique visionnaire reste entachée de facilités, de longueurs et d'une approche superficielle, ce qui n'en fait ni un auteur exécrable ni d'exception. Simplement honorable.
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