Au cimetière des Batignolles - Les Maraudes épisode 019

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Octave Moyens pour France-Soir
Publié le 01 novembre 2024 - 09:00
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Bonjour à tous,

 

Fidèles lecteurs de ces Maraudes

Comme je vous l'ai annoncé à la fin du numéro précédent Place du Palais, aujourd'hui je vous raconte la visite nocturne que nous sommes allés faire, Clément (1) et moi, mercredi dernier, au Cimetière des Batignolles, à Paris, dans le 17ème arrondissement.

Couvrant une surface totale d'environ 11 hectares et équivalente à celle du cimetière de Montmartre, c'est le troisième ex-æquo plus vaste cimetière de Paris intra muros , après le cimetière Montparnasse et le cimetière du Père-Lachaise. Quelque 800 arbres s'y trouvent, essentiellement des marronniers et des érables, mais pas que. Et outre, rappelez-vous, le défunt papa de Paul (2), nombreux sont les hommes et femmes illustres qui y ont élu domicile : « leur dernière demeure. »

Toutefois, hormis là encore le Papa de Paul que Clément et moi avons salué très respectueusement, c'est aux vivants qui s'y trouvent aussi, parfois, au cimetière des Batignolles, que nous sommes allés rendre visite. Et ceci en une authentique maraude.

En effet, ce fut pour nous, en le froid automnal déjà bien présent depuis peu en région parisienne, l'occasion de savourer ce moment toujours gratifiant, pour celui qui s'y astreint, de pouvoir apporter un peu de chaleur affective à ses semblables. Nos frères en humanité que ce froid naissant étreint d'autant plus cruellement, qu'en plus d'avoir pour toit uniquement les étoiles, ils ont le ventre creux.

Et tel était le cas, mercredi soir dernier, d'Abou, Alexis et Omar. (1)

Le premier est Somalien. Un migrant de 31 ans qui a fui la guerre civile quasi incessante qui sévit en Somalie depuis bientôt 60 ans. Et, c'est tout à son honneur, Abou s'interdit fièrement de bénéficier de l'aide financière que la France fournit à ceux qui sont dans sa situation :

« Si je suis venu en France, c'est pour travailler, pas pour être assisté ! », martèle-t-il, j'insiste, bravo, avec force et détermination. Et avec panache aussi. Et non sans une certaine noblesse.

C'est ainsi, en tout cas, que nous l'avons perçu, tant dans la voix que dans son regard. Comme quoi, si certes, n'en déplaise au proverbe qui soutient le contraire, l'habit fait souvent le moine, il ne faut jamais porter sur ses semblables un jugement hâtif. Donner crédit à des préjugés. Des avis tout faits, qui en outre procèdent généralement d'une généralité qui de fait est biaisée, dès lors qu'on impute, sans restriction aucune, à l'entièreté de la catégorie d'être humains concernés, les caractéristiques prétendument communes à tous qu'on lui attribue. Une présentation caricaturale de tel groupe social la plupart du temps entendue à la télévision, et propagée artificiellement par la propagande.

Car lorsque les différences ethniques se rejoignent dans une expérience douloureuse commune, imposée par la vie à chacune des personnes qui en sont les victimes, les barrières intellectuelles tombent, disparaissent. L'humanité retrouve son universalité. Les sapiens-sapiens ne constituent plus qu'une seule espèce : l'homme. C'est beau. Et ça l'est d'autant plus quand ce sont des hommes sans toit, qui le rappellent à ceux qui en ont un. Un toit solide au dessus de la tête, et avec, en bonus, à l'intérieur, un foyer.

« Mais vous savez, il y a plus malheureux que nous. », nous a dit Omar, tandis qu'avec son couteau, il finissait de couper le morceau de pain qu'ensuite il tendit à Alexis, mécaniquement, tel un rituel, le sourire aux lèvres. Il avait fait de même juste avant auprès d'Abou, Abou qui avait procédé similairement à l'endroit de ces deux compagnons d'infortune, lui avec les tranches de saucisson qu'il avait coupées, pareillement, avec son couteau. Son couteau à lui. Quant au picrate ma foi « très honnête » m'ont-ils affirmé, pour le prix, qu'ils partagent de la même façon entre les convives, c'est Omar qui s'est occupé du service ce soir là.

« Ce n'est pas un péché, de boire, quand on trinque avec les copains. Et en plus, ça réchauffe ! », scanda Omar, justement en faisant s'entrechoquer son verre, solennellement, avec ceux des autres.

Des « autres » dont nous fûmes, Clément et moi, ravis de devoir nous plier à ce protocole.

D'abord parce que. Ah oui ! Pardon. J'ai oublié un détail important. Important et attaché au protocole, donc ça tombe bien.

Lorsqu'il s'en va faire sa virée hebdomadaire au cimetière des Batignolles, Clément apporte toujours avec lui une bouteille de vin rouge (ou deux) et un gros pain de campagne (ou deux là aussi), histoire de « casser la croûte » avec « les gavroches malgré eux du lieu », comme il les appelle affectueusement. Et ceci en redonnant à cette expression née au XIXème siècle, le caractère social qu'elle avait à l'origine, à savoir « partager son pain et en faire son régal. »

 

Omar est un parisien pur souche. Né dans le 5ème arrondissement il y a 41 ans, il n'a jamais vraiment quitté la capitale. « Plutôt mourir que partir ! », tel est son slogan. Non, dix fois non, Omar n'est pas de ceux qui pensent que « l'herbe est plus verte ailleurs. » (2) Ces quatre années, série en cours, de vie dans la rue, lui ont appris à savoir se contenter de peu. Et même parfois, hélas, se contenter de moins que le strict nécessaire. « Ma liberté avant tout ! », ajouta-t-il en second adage, sans référence à « Ma Liberté », cette chanson écrite par Serge Moustaki, et interprétée par Serge Reggiani.

Omar ne la connaissait pas. Je la lui ai fait écouter... et il en fut fort ému. Pris d'une émotion tellement forte, profonde et intense, qu'elle fut communicative. Oui, comme lui, nous avons tous versé une petite larmichette. Je l'avoue céans sans rougir, car il s'est agi là de la matérialisation d'une empathie collective, emprise de solidarité. De communion, même, carrément. J'ose l'affirmer. Cette communion sincère qu'on constate entre ceux qui ne possèdent rien, dès lors que le bon fond qu'ils ont, fait qu'à la jalousie qui ronge quelques fois ceux qui pourtant eux ont tout, ces hommes et ces femmes immensément riches de cœur, substituent l'altruisme, l'entraide et la compassion.

Alexis, 53 ans, dont huit en tout passés dans la rue, en est un excellent exemple lui aussi.

Comme il le dit lui-même en bombant le torse « pour de faux » (car, vous allez voir, c'est un comique dans l'âme) : « De nous trois, c'est moi le plus chanceux. Et de loin !. »

Puis de développer son propos en ces mots :

« J'ai un copain de régiment, Fred, il a un restaurant. C'est à deux rues d'ici. Ou trois, on s'en fout.
Et bien, tenez-vous bien, en plus de me garder la boustifaille qui sinon aurait fini à la poubelle, c'est dommage, il me donne aussi le restant de la bouffe du jour, vous savez ? les plats préparés qui n'ont pas trouvé preneur, et qu'il ne peut pas refourguer le lendemain ou plus tard, parce que lui, dans son restaurant, il vend uniquement des plats « extra frais », comme il dit.
Et attendez ! En plus il me donne aussi dix balles quand je nettoie son local à poubelles.µ
Je m'y colle une fois ou deux par semaine.
Ça dépend de l'état de « dégueulasserie », soit de ses poubelles, soit de mes finances.
Oui. Quand je suis  fauché ou quand il me faut quatre sous pour dépanner un copain, je récidive dans mon dur labeur de « technicien de surface », comme le dit pompeusement « Paul » emploi. (3)

Et c'est vrai : « technicien de surface », ça fait plus propre que « clodo qui nettoie les poubelles. »

Vous auriez ri, vous aussi, si j'avais pu vous retranscrire également ici, par écrit, le ton humoristique parfaitement adapté sur lequel Alexis nous a dit tout ça.

Voilà. Et après avoir chanté, massacré, plus exactement, en chœur et a capela, quelques classiques du répertoire paillard français, qui montent en intensité proportionnellement au taux d'alcoolémie, nous avons convenu qu'il était opportun pour chacun d'entre nous, d'aller se mettre à l'abri de l'eau, la pluie ayant eu alors soudain l'idée saugrenue de se mêler, narquoise, à la fête, aucun d'entre nous, je crois, ne l'y ayant convié.

Pour Omar, Abou et Alexis, se mettre à l'abri consista à s'allonger chacun sous un marronnier.

Pour Clément et moi, ce fut chacun chez soi. Au domicile fixe, bétonné et couvert, que nous avons la chance d'avoir, on l'oublie souvent, lui après un quart d'heure de vélo, moi au terme d'une heure quinze de transports en commun.

Au fait. Prudence si vous êtes au volant, et rendez-vous la semaine prochaine, pour un autre épisode de vos maraudes.

 

 

1) les prénoms ont été changés.

2) expression communément utilisée pour dire qu'on croit toujours que les autres sont mieux lotis, qu’on trouvera mieux ailleurs.

3) un « Pôle Emploi » qui s'appelle désormais « France Travail » (ça date de cette année).

 

 

 

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