Leçon posthume du giscardisme

Auteur(s)
Philippe Simonnot, journaliste pour FranceSoir
Publié le 05 décembre 2020 - 00:02
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Valéry Giscard d'Estaing lors du cinquantenaire de l'élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, à Paris le 20 juin 2019
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© JACQUES DEMARTHON / AFP/Archives
Leçon posthume du giscardisme
© JACQUES DEMARTHON / AFP/Archives

Comment la crise pétrolière a coulé Giscard et les conséquences de cet échec jusqu' à aujourd’hui. Une leçon pour Macron.

Comme celle de Macron en 2017, l’arrivée au pouvoir le 27 mai 1974 de Valéry Giscard d’Estaing avait été fêtée tel un printemps triomphal. Le cauchemar des derniers mois du règne d’un Georges Pompidou, cachant sa maladie comme un honteux secret d’Etat, s’était enfin évanoui. Au visage bouffi par la cortisone du président défunt succédait la face encore juvénile du nouveau chef de l’Etat, qui joue au grand frère plutôt qu’au père de la nation. La succession de Macron à Hollande ressemble beaucoup à cette séquence, en moins dramatique. Mais dans la corbeille de l’impétrant de 1974, une bombe à fragmentation est déjà là : le quadruplement du prix de l’or noir.

Les Français n’ont pas compris qu’à cause du coup de force des pays exportateurs de pétrole en octobre-décembre 1973, perpétré à l’occasion de la guerre du Kippour, les Trente Glorieuses sont terminées pour toujours. Il n’est pas sûr que Giscard en ait eu tout à fait conscience.

Certes, sous le coup de ce premier choc pétrolier, de bonnes résolutions ont été prises, à l’image de ces Hollandais qui ne circulent plus qu’à vélo. Sur les Champs-Elysées, des vitrines ont été éteintes la nuit. Même le Pape s’est soumis à la mode anti-bagnole du moment : le 8 décembre 1973, Paul VI s’est rendu en calèche du Palais du Vatican à la Place d’Espagne pour la fête de l’Immaculée Conception. Une sorte de confinement avant la lettre. Mais très vite, les vieilles habitudes de consommation et de gaspillage ont repris le dessus. Pas question de fermer les voies sur berges, notamment la voie express Georges Pompidou, qui symbolisent le triomphe de la voiture sur les transports en commun.

Elles ont encore plusieurs décennies devant elles…

Un champion financier

Valéry Giscard d’Estaing entre à l’Elysée en champion de la chose financière. Ministre de l’Economie sous de Gaulle de 1962 à 1966, puis sous Pompidou, il a fait merveille. Doué d’une mémoire éléphantesque, il a le chic de présenter le budget de l’Etat, devant l’Assemblée nationale, sans une seule note sur le pupitre, au grand ébahissement de l’auditoire. Jamais en France un ministre des Finances n’a été aussi populaire. Dans la tourmente mondiale provoquée par le premier choc pétrolier, la France pouvait-elle mieux choisir pour tenir le timon de l’Etat que ce grand argentier, polytechnicien et énarque, qui avait fait ses preuves avec tant de grâce, d’élégance, de talents ?

On croit d’autant plus au brio giscardien qu’en 1974, les gouvernants français et la plupart des économistes, soutenus par les media, croient encore que l’on peut diriger l’économie comme un super-marché. On appelle ce mirage la « macro-économie », un pont-aux-ânes de l’ENA. En appuyant au bon moment sur tel ou tel bouton du « tableau de bord » étatique, on encourage l’investissement, l’épargne, la consommation, on hausse les salaires, on réduit la durée du travail, on crée des emplois, on conquiert  des marchés, on ralentit la hausse des prix. Ce keynésianisme primaire est mâtiné de démagogie sociale. Il revient à l’Etat, croit-on, de corriger l’iniquité du système. Comme le moteur a des ratés à cause de la sous-consommation des couches populaires du fait même de salaires trop bas, la réduction des inégalités par la fiscalité non seulement fait œuvre de justice mais encore relance l’économie. Une blague qui revient à la mode aujourd'hui à la faveur du Covid.

Au choc pétrolier vont donc répondre des mesures propres à sauvegarder tant bien que mal le pouvoir d’achat du peuple. Les tarifs du gaz et de l’électricité ne suivent pas, loin s’en faut, le quadruplement du prix du pétrole importé, tandis que sont accrues les aides aux catégories défavorisées et les facilités d’endettement d’un peu tout le monde. Du même coup, Electricité de France, Gaz de France, Charbonnages de France plongent dans le rouge.

En même temps, l’Etat français met toute la puissance industrielle qui lui reste dans le lancement d’un programme gigantesque de construction de centrales nucléaires. Déjà, Pierre Messmer, Premier ministre ultime de Pompidou, a lancé le 5 mars 1974 la mise en chantier  de 13 tranches nucléaires de 900 MW pour les seules années 1974-1975. Giscard confirme ce choix en 1975 en autorisant EDF à construire 12 000 MW supplémentaires au cours des deux années 1976-1977. Dans la coulisse, les « nucléocrates » s’étaient préparés de longue date à cette échéance [1]. Résultat en apparence positif : les Français jouissent de tarifs d’électricité moins élevés que leurs voisins. A long terme, l’effet sera désastreux : abus d’appareillage électrique et isolation défectueuse des logements…

Invention de la "stagflation"

La hausse des prix s’accélère immédiatement : +13,9% en 1974, contre +7,1% en 1973, et +6,1% en 1972. Elle reste encore de +11,8% en 1975, alors que le PIB est lui-même en récession de 1,1%. On parle d’une « inflation à deux chiffres » – du jamais vu depuis l’après-guerre. Au même moment, le chômage commence une ascension durable. Pompidou, en 1967, avait déclaré : « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution ». A l’époque, on comptait 250 000 demandeurs d’emploi. Après le choc pétrolier, ce seuil fatidique est dépassé, et le successeur de Pompidou est à peine ébranlé. Toutefois, un premier dogme des Trente Glorieuses doit être révisé. On croyait que l’on pouvait vaincre le chômage par l’inflation et l’inflation par le chômage. On se rend compte maintenant qu’on subit les deux fléaux à la fois, et les économistes, jamais à court d’invention sémantique, mettent en circulation un nouveau mot pour décrire une situation que l’on croyait impensable : la « stagflation », c’est-à-dire un mélange affreux, désespérant de stagnation de la production et de hausse accélérée des prix.

En mars 1976, pour lutter contre la dépression et le chômage, Valéry Giscard d’Estaing  et son Premier ministre, Jacques Chirac, prennent des mesures de soutien à l’investissement.  Elles s’avèrent rapidement insuffisantes. Six mois plus tard, Giscard cède au chant des sirènes dépensières. Dans une allocution solennelle prononcée le 4 septembre 1975, le président de la République explique qu’il peut maintenant injecter 30,5 milliards de francs dans le circuit économique, car la hausse des prix, affirme-t-il, est redescendue au-dessous de 10%. Comble d’audace : le déficit budgétaire est porté jusqu’à 3% du PIB. Le discours commence et se termine par un « bonsoir » sec comme un coup de trique. Le prince-savant a parlé.  

Barre, nouveau Pinay

En fait, Giscard se trompe. Au moment où il parle, le rythme de la hausse des prix est encore supérieur à 10%.  Chirac démissionne avec grand fracas le 25 août 1976, prétendant n’avoir pas les moyens de gouverner. En fait il flaire l’échec. Il est remplacé par Raymond Barre, qualifié d’emblée par Giscard de « meilleur économiste de France » – hommage du vice énarchique à la vertu universitaire. Des générations d’étudiants en sciences économiques ont utilisé le « Barre », un mélange hétéroclite de Samuel et de Keynes. Mais Monsieur le professeur est tenté par la politique comme M.Le Trouhadec par la débauche. Sa nomination au poste de Premier ministre est une surprise totale. D’autant qu’il cumule ce poste avec celui de ministre des Finances, comme Raymond Poincaré en 1926 et Antoine Pinay en 1952, deux icônes historiques de la restauration du franc. C’est que la « relance » de septembre 1975 n’a donné aucun résultat du côté de l’emploi, le nombre de chômeurs a dépassé le million, la chute du franc renchérit les importations, les déficits se creusent, et l’inflation s’auto-entretient, la progression des salaires étant indexée sur celle des prix.  

Supplier le thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre. Le Premier ministre a décrété que la hausse des prix ne devait pas  dépasser +6,5 %. Elle sera de +9,3% en 1977, et encore de 9,1% en 1978. Le plan Barre est un échec, et pourtant la droite remporte les élections législatives, le « programme commun de la gauche » faisant encore plus peur que la purge de l’ex-professeur.

Quatre fois jamais

Le « deuxième choc pétrolier », causé par la révolution iranienne (janvier 1979), qui provoque un nouveau doublement des prix de l’or noir, donne le coup de grâce au barrisme. La hausse des prix rebondit au-dessus de la barre des 10% : +10,6% dès 1979, +13,6% en 1980, +13,4 % en 1981. Sur l’ensemble du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les prix ont plus que doublé. Le chômage atteint désormais 6,3% de la population active. Il ne descendra jamais au-dessous de ce niveau. Et d’un.

En creusant un déficit dans les comptes de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing a ouvert une boîte de Pandore qui ne se refermera plus jamais. Et de deux.

Les 3% du PIB qu’il visait sont devenus un objectif inatteignable par ses successeurs, mais dans l’autre sens, puisque le déficit budgétaire restera supérieur à ce pourcentage, en dépit de tous les engagements et malgré les normes imposées par l’Europe. Enfin, l’endettement public que Giscard a fait passer durant son règne de 8% du PIB à 16% du PIB, ne redescendra jamais. Et de trois. Avant l’irruption de la pandémie, il frôlait les 100% du PIB. Il est aujourd'hui à 120 % !

Quant à « l’homme du passif », comme le surnommera Mitterrand en 1981 avant de le remplacer à l’Elysée, il ne reviendra jamais au pouvoir. Et de 4 !


Philippe Simonnot

[1] L’auteur de ces lignes se flatte d’avoir inventé ce peu élégant néologisme pour désigner une caste puissante de fonctionnaires et d’industriels, constituée à partir du célèbre Corps des Mines. Cf. Les Nucléocrates, Presses Universitaires de Grenoble, 1976. Jusque-là, on employait le terme de « nucléariste » – tout aussi laid.

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