Liberté de prescription des médecins vs. déontologie médicale, interview de Me Krikorian
Me Philippe Krikorian est avocat au barreau de Marseille et nous avions déjà eu l’occasion de l’interviewer au sujet de la pandémie et des traitements. Aujourd’hui, il répond à nos questions sur la liberté de prescription des médecins, eu égard à la déontologie médicale. Un sujet important, puisque de nombreux médecins ayant prescrit des traitements précoces ont été convoqués par le Conseil de l’Ordre pour des raisons diverses et ils s’interrogent donc sur la réalité de leurs droits : Me Krikorian y apporte réponse.
France Soir : Maître, la pandémie COVID-19 n'a pas eu que des conséquences sanitaires. Certains médecins ont été poursuivis disciplinairement par leur Ordre pour avoir prescrit l'hydroxychloroquine. Est-ce que, sur un plan plus général, la déontologie médicale peut contraindre la liberté de prescription des médecins, ainsi que leur liberté d'expression ?
Philippe Krikorian : j'ai eu le loisir de m'exprimer, en partie, sur ce sujet, l'été dernier, dans vos colonnes.
En premier, je redis, donc, volontiers que le droit à la protection de la santé est de rang constitutionnel (alinéa 1 1 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946) et se trouve inscrit, comme « droit fondamental » à l'article L.1110-1 du Code de la santé publique (CSP).
La liberté de prescription des médecins relève d'un principe général du droit, à valeur supra-décrétale (au-dessus d’un décret du pouvoir exécutif) (CE, 10ème et 7ème sous-section réunie, 18 février 1998, n°171851 – v. mon communiqué de presse n°1 du 24 avril 2020, page ¾).
L'ordonnance de référé que j'ai obtenue le 22 avril 2020 du Conseil d'Etat a permis de confirmer que les médecins n'avaient jamais perdu leur liberté de prescription que consacre l'article L.5121-12-1, I du Code de la santé publique (CSP), y compris hors indication d'autorisation de mise sur le marché (AMM), dès lors qu'il n'existe pas « d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours a cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. ».
FS : quelle sont les obligations statutaires des médecins ?
PK : les obligations statutaires notamment des médecins résulte de la combinaison des articles L.4121-2 et L.4122-1 CSP, ci-après reproduits :
Article L.4121-2 CSP : « L'ordre des médecins, celui des chirurgiens-dentistes et celui des sages-femmes veillent au maintien des principes de moralité, de probité, de compétence et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine, de l'art dentaire, ou de la profession de sage-femme et a l'observation, par tous leurs membres, des devoirs professionnels, ainsi que des règles édictées par le code de déontologie prévu a l'article L.4127-1. Ils contribuent à promouvoir la sante publique et la qualité des soins.
Ils assurent la défense de l'honneur et de l'indépendance de la profession médicale, de la profession de chirurgien-dentiste ou de celle de sage-femme.
Ils peuvent organiser toutes œuvres d'entraide et de retraite au bénéfice de leurs membres et de leurs ayants droit. Ils accomplissent leur mission par l'intermédiaire des conseils et des chambres disciplinaires de l'ordre. »
L 4122-1 CSP : « Le conseil national de l'ordre remplit sur le plan national la mission définie à l'article L.4121-2. Il veille notamment à l'observation, par tous les membres de l'ordre, des devoirs professionnels et des règles édictées par le code de déontologie prévu à l'article L.4127-1. Il évalue, en lien avec des associations de patients agréées en application de l'article L.1114-1 et selon des modalités précisées par décret, le respect du principe de non-discrimination dans l'accès à la prévention ou aux soins, mentionne à l'article L.1110-3, par les membres de l'ordre. Il lui revient de mesurer l'importance et la nature des pratiques de refus de soins par les moyens qu'il juge appropries. Il étudie les questions ou projets qui lui sont soumis par le ministre charge de la Santé.
Le Conseil national autorise son président à ester en justice.
Il peut, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réserves à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect a l'intérêt collectif de la profession de sage-femme, de médecin ou de chirurgien-dentiste, y compris en cas de menaces ou de violences commises en raison de l'appartenance a l'une de ces professions. »
Ainsi, aux « principes de moralité, de probité, de compétence et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine, de l'art dentaire, ou de la profession de sage-femme (…) » (article L.4121-2, alinéa 1er CSP) s'ajoute « (…) l'observation, par tous les membres de l'ordre, des devoirs professionnels et des règles édictées par le code de déontologie prévu à l'article L.4127-1. (…) » (article L.4122-1, alinéa 1er CSP).
FS : quelle est l’étendue des conséquences des manquements aux obligations professionnelles ?
PK : l'incrimination des manquements aux obligations professionnelles (statutaires et déontologiques) des médecins est implicitement, mais nécessairement, comprise dans l'article L.4124-6 CSP dressant la liste des sanctions disciplinaires susceptibles d'être prononcées à leur encontre :
« Les peines disciplinaires que la chambre disciplinaire de première instance peut appliquer sont les suivantes :
1° L'avertissement ;
2° Le blâme ;
3° L'interdiction temporaire avec ou sans sursis ou l'interdiction permanente d'exercer une, plusieurs ou la totalité des fonctions de médecin, de chirurgien-dentiste ou de sage-femme, conférées ou rétribuées par l'Etat, les départements, les communes, les établissements publics, les établissements reconnus d'utilité publique ou des mêmes fonctions accomplies en application des lois sociales ;
4° L'interdiction temporaire d'exercer avec ou sans sursis ; cette interdiction ne pouvant excéder trois ans ;
5° La radiation du tableau de l'ordre.
Les deux premières de ces peines comportent, en outre, la privation du droit de faire partie d'un conseil, d'une section des assurances sociales de la chambre de première instance ou de la section des assurances sociales du Conseil national, d'une chambre disciplinaire de première instance ou de la chambre disciplinaire nationale de l'ordre pendant une durée de trois ans ; les suivantes, la privation de ce droit à titre définitif. Le médecin, le chirurgien-dentiste ou la sage-femme radié ne peut se faire inscrire à un autre tableau de l'ordre. La décision qui l'a frappé est portée à la connaissance des autres conseils départementaux et de la chambre disciplinaire nationale dès qu'elle est devenue définitive.
Les peines et interdictions prévues au présent article s'appliquent sur l'ensemble du territoire de la République.
Si, pour des faits commis dans un délai de cinq ans à compter de la notification d'une sanction assortie d'un sursis, dès lors que cette sanction est devenue définitive, la juridiction prononce l'une des sanctions prévues aux 3° et 4°, elle peut décider que la sanction, pour la partie assortie du sursis, devient exécutoire sans préjudice de l'application de la nouvelle sanction. »
FS : qu’en est-il de ce que l’on appelle le code de déontologie dont on parle tant ?
PK : En outre, l'article L.4127-1 CSP confirme le principe d'un code de déontologie, dont il renvoie l'explicitation à un décret en Conseil d'Etat :
« Un code de déontologie, propre à chacune des professions de médecin, chirurgien-dentiste et sage-femme, préparé par le conseil national de l'ordre intéressé, est édicté sous la forme d'un décret en Conseil d'Etat. »
FS : quelles sont les règles de déontologie qui s’imposent aux médecins ?
PK : Parmi les règles de déontologie imposées aux médecins figurent celles qu'énoncent les articles R.4127-39 et R.4127-40 du Code de la santé publique (CSP), ci-après reproduits :
Article R.4127-39 CSP : « Les médecins ne peuvent proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire ou sans danger un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé. Toute pratique de charlatanisme est interdite. »
Article R.4127-40 CSP : « Le médecin doit s'interdire, dans les investigations et interventions qu'il pratique comme dans les thérapeutiques qu'il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié. »
FS : comment ces deux articles influencent ou contrarient la liberté de prescrire des médecins ?
PK : la question de savoir si les deux articles précités, de nature réglementaire, peuvent contrarier la liberté de prescription des médecins que consacre l'article L.5121-12-1, I du Code de la santé publique (CSP), lui de rang législatif, y compris hors indication d'autorisation de mise sur le marché (AMM), dès lors qu'il n'existe pas « d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. ».
FS : comment interpréter cela pour le commun des mortels ?
PK : les lois de la logique modale aident à répondre à la question qui précède. C’est un peu complexe, mais cela suit un raisonnement.
Prolégomènes : l'accès à la profession de médecin nécessite que l'impétrant s'engage préalablement et irrévocablement à respecter des normes statutaires, telles celles, de rang législatif, énumérées à l'article L.4121-2 CSP, mais aussi des règles déontologiques, de nature réglementaire, comme celles que fixe le Code de déontologie, visé à l'article L.4127-1 CSP et « (…) édicté sous la forme d'un décret en Conseil d'Etat. »
Proposition A : demande d'inscription au tableau de l'ordre ;
Proposition B : engagement préalable et irrévocable de respecter les normes statutaires et les règles déontologiques.
FS : comment cela se décrit-il de manière concrète en droit ?
PK : En vertu de la loi logique de contraposition, la proposition A implique B (la demande d'inscription au tableau de l'ordre implique l'engagement irrévocable de respecter les normes statutaires et les règles déontologiques) est équivalente à la proposition non-B implique non- A (l'absence d'engagement préalable fait obstacle à l'inscription au tableau de l'ordre, laquelle conditionne l'accès à la profession de médecin).
En tant qu'elle invite les médecins au respect « (…) des règles édictées par le code de déontologie prévu à l'article L.4127-1. (…) » (article L.4121-2 CSP), la loi définit une incombance (perte des avantages en cas d'inobservation du devoir) plutôt qu'une obligation dont elle tend à assurer l'observance et dont le contenu est fixé par le règlement.
Les dispositions législatives intègrent, ici, la troisième catégorie que j'intitule loi-méta-norme ou loi programmatique, qui range en son sein un type particulier de loi qui se distingue à la fois de la loi-règle (catégorie 1) et de la loi-principe fondamental (catégorie 2), en tant que le principe auto-exécutoire qu'elle fixe, dépasse et englobe la règle, sans contenir d'obligation, dont elle renvoie la définition au règlement (v. recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat du 17 juin 2021, pages 28-30/409 – www.philippekrikorian-avocat.fr, publication n°350 du 17 juin 2021).
FS : comment le médecin doit-il gérer ces dispositions de manière pratique ?
PK : il ressort des développements qui précèdent que le médecin qui demande son inscription au tableau de l'ordre, laquelle conditionne son accès (admission à l'exercice) et son exercice professionnel, s'engage à respecter l'ensemble des normes qui régissent la profession médicale, y compris les règles déontologiques de nature réglementaire, pourvu qu'elles soient conformes à la légalité.
FS : n’y a-t-il pas un problème de répartition des compétences entre le législateur et le réglementaire?
PK : non, ce principe ne remet pas en cause la répartition des compétences entre le législateur et le pouvoir réglementaire, telle que l'a voulue le Constituant notamment aux articles 34 et 37 de la Constitution du 4 octobre 1958 :
« (…) Considérant que lorsqu'il est compétent pour fixer certaines règles d'exercice d'une profession, le pouvoir règlementaire l'est également pour prévoir des sanctions administratives qui, par leur objet et leur nature, soient en rapport avec cette règlementation ; que, dès lors, le décret du 17 aout 1995 a pu légalement prévoir que la carte professionnelle de conducteur de taxi pouvait être retirée par l'autorité administrative non seulement lorsque son titulaire ne remplirait plus les conditions mises à sa délivrance - ce que cette autorité aurait, même sans texte, le pouvoir de faire - mais aussi à titre de sanction dans le cas où l'intéressé ne respecterait pas la réglementation applicable à la profession ; (…) » (CE, Ass. 07 juillet 2004, BENKERROU n°255136).
« (…) 4. En premier lieu, lorsqu'il est compétent pour fixer certaines règles d'exercice d'une activité, le pouvoir réglementaire l'est également pour prévoir des sanctions administratives qui, par leur objet et leur nature, sont en rapport avec cette réglementation. Le pouvoir réglementaire, compétent, sur le fondement de l'article L.761-10 du code de commerce, pour fixer l'organisation générale des marches d'intérêt national, l'est donc également pour définir le régime des sanctions applicables aux usagers de ces marchés en cas d'infraction aux règles qui régissent le marché. (…) » (CE, 09 décembre 2016, n°383421).
« (…) Considérant que lorsque la définition des obligations auxquelles est soumis l’exercice d’une activité relève du législateur en application de l’article 34 de la Constitution, il n’appartient qu’à la loi de fixer, le cas échéant, le régime des sanctions administratives dont la méconnaissance de ces obligations peut être assortie et, en particulier, de déterminer tant les sanctions encourues que les éléments constitutifs des infractions que ces sanctions ont pour objet de réprimer ; que la circonstance que la loi ait renvoyé au décret le soin de définir ses modalités ou ses conditions d’application n’a ni pour objet ni pour effet d’habiliter le pouvoir réglementaire à intervenir dans le domaine de la loi pour définir ces éléments ; (…) » (CE, Section 18 juillet 2008, Fédération de l'hospitalisation privée, n°300304, précité).
FS : le Conseil d’Etat a-t-il confirmé ces principes ?
PK : Oui, il les a confirmés dans les décisions ci-dessous.
1°) « (…) Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant : / (...) les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques (...) » ; qu'au nombre des libertés publiques dont, en vertu de ces dispositions, les garanties fondamentales relèvent du domaine de la loi, figure le libre accès à l'exercice par les citoyens d'une activité professionnelle ; qu'il ne revient dès lors qu'à la loi ou, en cas d'application de l'article 38 de la Constitution, au Gouvernement intervenant par voie d'ordonnance, de fixer les règles essentielles relatives aux conditions d'accès à l'activité professionnelle en cause et à ses modalités d'exercice ; que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, les règles essentielles d'exercice des fonctions de biologiste médical étant désormais fixées aux articles L.6213-3, L.6213-4 et L.6213-5 du code de la santé publique issus de l'ordonnance attaquée, les dispositions du 1° de l'article L.6213-6 du même code, en renvoyant à un décret en Conseil d'Etat la détermination des « modalités d'exercice et les règles professionnelles » des fonctions de biologiste médical, se sont bornées à confier au pouvoir réglementaire le soin de prendre par décret en Conseil d'Etat les mesures d'application qu'elles impliquent, et n'ont pas pour effet d'habiliter le pouvoir réglementaire à fixer d'autres règles essentielles d'exercice ; qu'il en va de même des dispositions du 2° et du 3° du même article, relatives a l'exercice des fonctions de biologiste médical par les ressortissants d'un Etat membre de l'Union européenne ou d'un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen, qui renvoient à un décret en Conseil d'Etat le soin de déterminer les « conditions dans lesquelles l'intéressé est soumis à une mesure de compensation » ainsi que les « modalités de vérification des qualifications professionnelles mentionnées à l'article L.6213-4 » ; que le moyen tiré de ce que l'ordonnance attaquée serait, sur ce point, entachée d'« incompétence négative », doit dès lors être écarté ; (…) » (CE, 1ère et 6ème sous-sections réunies, 23 décembre 2010, Conseil national de l'Ordre des médecins et a., n° 337396, n° 337625).
2°) « (…) 29. En premier lieu, en vertu de l'article 21 de la Constitution, le Premier ministre " assure l'exécution des lois " et, sous réserve de la compétence conférée au Président de la République pour les décrets délibères en Conseil des ministres par l'article 13 de la Constitution, « exerce le pouvoir réglementaire ». Pour l'application des dispositions législatives régissant les professions d'avocat, d'avocat au Conseil d'Etat et a la Cour de cassation, de commissaire-priseur judiciaire, d'huissier de justice, de notaire, d'administrateur judiciaire, de mandataire judiciaire, de conseil en propriété industrielle et d'expert-comptable, il appartient au Premier ministre de faire usage du pouvoir réglementaire que lui confère l'article 2 1 de la Constitution pour fixer les règles de déontologie propres à ces différentes professions. Contrairement à ce que soutient le Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires, ces règles n'affectent pas, en principe, les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales dont la détermination relève du seul législateur en vertu de l'article 34 de la Constitution. Il s'ensuit que les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu'en ne précisant pas elle-même les règles permettant d'assurer la gestion des conflits d'intérêts au sein des sociétés pluriprofessionnelles d'exercice et en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de déterminer ces règles, l'ordonnance serait entachée d'incompétence négative. (…) » (CE, 6ème et 5ème chambres réunies, 17 juin 2019, Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle et a., n°400192, 400208, 400267, 400290, 400332, § 29).
FS : Maître, au-delà de soigner, le médecin doit-il aussi se convertir en juriste pour saisir la subtilité de ce qui est évoqué ci-dessus ? Comment faire un résumé des arrêts ci-dessus ?
PK : Il résulte des arrêts précités que :
1°) le législateur est seul compétent pour fixer les règles essentielles d'accès (admission à l'exercice) et d'exercice professionnels, tandis que le pouvoir réglementaire est, le cas échéant, chargé de seulement les expliciter, savoir préciser « les mesures d'application qu'elles impliquent » (CE, 1ère et 6ème sous-sections réunies, 23 décembre 2010, Conseil national de l'Ordre des médecins et a., n° 337396, n° 337625).
2°) les règles de déontologie propres à une profession, comme la profession d'Avocat ou celle de médecin « n'affectent pas, en principe, les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales dont la détermination relève du seul législateur en vertu de l'article 34 de la Constitution » et ne pourraient pas davantage mettre en cause d'autres principes et règles que le Constituant a chargés le législateur de déterminer. (CE, 6ème et 5ème chambres réunies, 17 Juin 2019, Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle et a., n°400192, 400208, 400267, 400290, 400332, § 29)
On tire de ce qui précède que les règles de déontologie fixées par voie réglementaire sont des règles secondaires (dérivées) et non pas essentielles (intégrales) dont la sanction ne peut porter atteinte à la substance même de l'exercice de ladite profession.
FS : mais quel en est donc l'objet ?
PK : Leur objet est donc : de qualifier et/ou d'expliciter des obligations essentielles fixées par le législateur pour la matière concernée (article 1100, alinéa 1er du Code civil : « Les obligations naissent d'actes juridiques, de faits juridiques ou de l'autorité seule de la loi. ») qui a seul compétence pour, le cas échéant, en prévoir les sanctions, et/ou de déterminer, dans l'exercice du pouvoir réglementaire de police du Premier ministre (CE, 8 août 1919, Labonne, Rec. 737), « en dehors de toute délégation législative et en vertu de ses pouvoirs propres » (articles 21 et 37 de la Constitution du 4 octobre 1958 – « pouvoir réglementaire autonome » ou « pouvoir réglementaire en général »), des obligations dérivées (extension ou transposition d'obligations essentielles applicables à l'intéressé en une autre qualité) dont il lui appartient, le cas échéant, d'assurer l'effectivité par l'édiction de « sanctions administratives qui, par leur objet et leur nature, sont en rapport avec cette réglementation » (CE,09 décembre 2016, n°383421).
FS : quid de la liberté d’expression des médecins et des professeurs de médecine ?
PK : les abus de la liberté d'expression, ne peuvent, en vertu de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, à pleine valeur constitutionnelle, qu'être réprimés par la loi et non par le règlement :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Un décret, même pris en Conseil d'Etat, ne peut pas légalement restreindre une liberté au-delà des limitations que la loi lui a apportées.
C'est en ce sens que se prononce le Conseil d'Etat à propos de poursuites disciplinaires visant un médecin pour des propos diffamatoires tenus lors d'une instance juridictionnelle, jugeant que l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, que justifie « le libre exercice du droit d'agir et de se défendre en justice », « fait obstacle à ce qu'un justiciable puisse faire l'objet, au titre de propos tenus ou d'écrits produits par lui dans le cadre d'une instance juridictionnelle, en plus des mesures prévues par cet article, de poursuites disciplinaires fondées sur le caractère diffamatoire de ces propos ou écrits ; (…) » (CE, 4e et 5e sous-sections réunies, 22 mai 2015, n°370429).
FS : que dit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à ce sujet ?
PK : la Cour européenne des droits de l'homme n'hésite pas à condamner la France pour méconnaissance de la mission constitutionnelle de défense de l'avocat :
« (…) 47. Enfin, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré qu’un contrôle ex post facto de propos formules par un avocat dans le prétoire se concilie difficilement avec le devoir de l’avocat de défendre ses clients et peut avoir un effet « inhibant » sur l’exercice par celui-ci de ses obligations professionnelles (Nikula, précité, § 54, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, §44, CEDH 2003-XI ; mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 48, 15 juillet 2010). (…) » (CEDH, 15 décembre 2015, Bono c. France, requête n°29024/11, § 47).
Ce qui est reproché en substance aux juridictions françaises par la Cour de Strasbourg est d'avoir écarté du débat relatif à l'étendue du droit de critique exercé par l'avocat quant au fonctionnement de la justice, sous l'angle de sa liberté d'expression, vecteur nécessaire des droits de la défense, une disposition législative, en l'occurrence, l'article 41, alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui a vocation à s'appliquer de façon générale.
Autrement dit, le comportement de l'avocat, comme tout autre professionnel soumis à une déontologie, doit s'apprécier à l'aune des normes – au premier rang desquelles, la loi - régissant la matière siège de l'action ou de l'omission reprochée. Ce principe est universel. Il doit être appliqué quel que soit le grief considéré.
FS : comment interpréter cela pour les médecins ?
PK : s'agissant des médecins, il eût été sans doute plus rigoureux, au vu de la jurisprudence du Conseil d'Etat précitée, de laisser le règlement incriminer et sanctionner les manquements aux obligations qu'il a définies en propre.
Cependant, la loi n'est pas inconstitutionnelle du seul fait qu'elle a empiété sur le domaine du règlement. Il appartiendrait, dans ce cas, au Premier ministre de demander le déclassement de la loi en vertu de l'article 37, alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958.
L'incrimination et la sanction des manquements aux obligations créées par la loi, comme par le règlement sont déterminées par la loi.
Les obligations des articles R. 4127-39 et R. 4127-40 CSP sont déjà comprises dans les prescriptions de l'article L.4121-2 du même Code. Il s'agit, donc, d'obligations légales (moralité, probité, dévouement, compétence), dont les manquements ne peuvent être incriminés et sanctionnés, le cas échéant, que par la loi. Le règlement est, ici, en réalité, un neutron normatif.
FS : Quelle défense un médecin pourrait-il adopter s'il lui était reproché un manquement aux articles R.4127-39 et R.4127-40 CSP (remède insuffisamment éprouvé ; charlatanisme ; patient exposé à un risque injustifié) ?
PK : Le praticien devrait, dans ce cas, établir qu'il s'est strictement conformé aux dispositions de l'article L.5121-12-1, I CSP, supérieures dans la hiérarchie des normes à celles du décret en Conseil d'Etat, dès lors qu'il n'existe pas « d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. ».
Le prescripteur ne pourrait, dans les termes de la loi, être critiqué que si, dans les mêmes conditions, il était possible, aux yeux d'un observateur objectif et impartial, de porter un jugement sensiblement différent, « au regard des données acquises de la science (…) pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. ».
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