Axelle Lemaire : "la confiance, c'est le socle incontournable de la construction d'un nouveau web"
Après plusieurs semaines de consultation en ligne, le projet de loi pour une République numérique défendu par la secrétaire d'Etat au Numérique, va être présenté en Conseil des ministres, début décembre, avant de partir au Parlement. Dans une interview accordée à FranceSoir, Axelle Lemaire revient sur de nombreux aspects de ce projet et réagit également à l'actualité.
> Quelle est la disposition qui vous satisfait le plus dans le projet de loi numérique?
"Le champ couvert par le texte est large, il y a de l'économique, du sociétal et du social. Sur le plan économique, je suis très satisfaite de l'ouverture des données publiques produites par les administrations. Ça sonne très technique mais en réalité c'est un renversement culturel, on passe d'une administration qui avait parfois la culture du secret à une administration transparente, et permettra demain aux start-up de créer de nouveaux services à partir de cette masse de données publiques rendues disponibles. La France est l'un des rares pays à mettre en œuvre une telle innovation.
"Sur le plan sociétal, je suis heureuse de pouvoir garantir une meilleure protection des données personnelles et la libre disposition de ces données . La confiance, c'est le socle incontournable de la construction d'un nouveau Web. En cela, le projet de loi numérique propose une vraie portabilité des données personnelles. On connaissait la portabilité des numéros de téléphone qui permet de conserver son numéro en changeant d'opérateur, la portabilité des données personnelles permettra par exemple de conserver le contenu de sa messagerie même si on change de fournisseur d'accès. Ce dispositif permet d'avoir un meilleur accès à ses données personnelles et de fluidifier le marché en favorisant la concurrence.
"Une autre disposition qui me tient à cœur est celle qui concerne les personnes en situation de handicap. La France est en retard, notamment pour l'accès des sites internet des administrations mais aussi de l'accessibilité par téléphone des services après-vente des grandes entreprises".
> Pourquoi était-il nécessaire de donner plus de transparence aux algorithmes publics? Et la lecture de ces algorithmes est-t-elle possible pour un citoyen ordinaire?
"De plus en plus de décisions prises par les administrations qui concernent les individus le sont sur la base de traitement mathématique. Ce n'est pas une personne derrière son bureau qui va décider de manière aléatoire ou discrétionnaire si un lycéen va aller dans telle ou telle université. C'est un algorithme qui influence largement la décision. Simplement, il y a parfois une incompréhension de la part des personnes sur la manière dont la décision a été prise, ce qui peut amener à des frustrations.
"Par cet article, l'Etat s'engage à dévoiler les critères, y compris sémantiques, qui ont amené à cette prise de décisions. A ce titre, la France fait aussi figure de pionnière. J'en parlais avec mon homologue britannique Ed Vaisey dernièrement et il s'est montré très enthousiaste".
> Pourquoi avoir refusé l’usage obligatoire des logiciels libres par les administrations?
"En effet, cette proposition a été très soutenue. On en fait déjà beaucoup pour promouvoir le logiciel libre, notamment depuis 2012 et la circulaire qui a été adoptée sur ce sujet, et on continuera. Les administrations font déjà des efforts mais il faut comprendre que cela ne se fait pas du jour au lendemain. Dans ce sens, je pense que le logiciel libre est un moyen de souveraineté pour les Etats, notamment pour les pays en développement. Simplement, poser son utilisation en obligation, je n'y étais pas favorable car je pense qu'on peut avoir une mixité dans le marché actuel, cela le stimule.
"Imposer les logiciels libres, c'est aussi une atteinte à la libre concurrence qui aurait du mal à passer la barrière du Conseil constitutionnel".
> Vous avez souhaité que le projet de loi sur la République numérique soit ouvert à des consultations citoyennes. C'est une façon plutôt novatrice de faire de la politique, comment vous est venue l'idée de réaliser cette consultation sur les articles du projet de loi?
"Cela part d'une triple observation, la première étant qu'il y a un grand écart entre les citoyens et les politiques et une certaine défiance de la population envers le monde politique. Ma deuxième observation vient de mon expérience britannique et nordique où les expériences de démocratie contributive sont très productives. Enfin lorsque j'étais députée, en siégeant à la Commission des lois, j'ai constaté des dysfonctionnements qui faisaient qu'au final même les parlementaires étaient dépossédés de leur choix souverain à cause de la complexité des circuits de diffusions administrative.
"Le numérique, c'est aussi une culture qui se base sur le partage des données, sur l'accès partagé au savoir et l'intelligence commune. C'était l'occasion pour tester ce dispositif de participation citoyenne à l'écriture d'un projet de loi".
> Plus de 21.000 internautes ont contribué au projet de loi numérique. Etes-vous satisfaite de ce nombre et de leur contribution?
"Je ne m'étais pas fixé de seuil, du coup j'ai eu une très agréable surprise avec ces nombreuses contributions, souvent de qualité. C'est pour moi la preuve que l'on peut aller chercher des personnes qui habituellement ne sont pas sollicitées pour écrire une loi. J'ai même reçu le courrier d'un monsieur très âgé qui m'a dit +Je suis heureux d'avoir eu cette possibilité à la fin de ma vie+. C'est un changement de fonctionnement pour l'administration, qui accepte ainsi de ne pas être la seule impliquée et la seule +experte+".
> Cette forme de consultation n'a-t-elle pas retardé le passage de ce projet de loi en conseil des ministres?
"Retardé oui...! De 6 semaines exactement. Que la démocratie participative prenne plus de temps que des décisions prises dans des cabinets ministériels, c'est un fait. L’ensemble du processus d’élaboration de cette loi a été long, il m'a fallu être patiente et déterminée. Au départ, il fallait vraiment vouloir me faire confiance pour y croire.
"Bien sur, il a fallu convaincre mes collègues, qui n’étaient pas tous familiers de ces enjeux, ce qui a pris du temps. J'ai reçu très rapidement la confiance du Premier ministre. Manuel Valls est très preneur de ce genre d'innovation politique. Finalement le président de la République m’a demandé de faire une présentation de cette méthode à mes collègues du gouvernement en Conseil des ministres".
> Concernant le phénomène du sport électronique, pourquoi avez-vous souhaité légiférer?
"On a souhaité prendre en compte une nouvelle réalité sociologique en abordant cette question. Il faut prendre acte des nouvelles pratiques et les anticiper. Les compétitions de jeux vidéo, ce que certains appellent l’e-sport, c’est un phénomène massif qui a un potentiel économique très fort. La France a beaucoup d'usagers et cela serait dommage qu'on n'en tienne pas compte pour pouvoir se positionner à l'international sur un domaine très porteur.
"Il fallait reconnaître ces pratiques en droit, ce qui n'était pas encore le cas. Il y a aura des débats et il y en a déjà eu beaucoup lors de la consultation citoyenne, c'est d'ailleurs la proposition qui a reçu le plus de votes. Là encore, le Premier ministre était très à l'écoute. Il m’a donné l’opportunité de lui expliquer les enjeux, notamment économiques, autour de cette activité en pleine croissance, et il a très vite accroché".
> Selon vous, avons-nous déjà perdu la bataille de l'Internet contre la propagande et l'embrigadement djihadiste sur les réseaux sociaux?
"La bataille d'Internet n'est pas perdue mais vous avez raison d'évoquer ce fait. Moi-même j'ai évolué dans ma vision, car ça se joue aussi sur le Net. Les réseaux sociaux jouent un rôle important pour accrocher les jeunes qui, potentiellement, peuvent être embrigadés par Daech. On doit aujourd’hui être en mesure de soutenir un contre-discours aussi efficace que la propagande et la capacité d'embrigadement des réseaux djihadistes.
"Dans les pays nordiques et au Royaume-Uni ont eu lieu de vraies initiatives pour mobiliser des associations et des communautés en leur disant +Vous avez vous aussi des valeurs à défendre et vous ne le faites pas assez sur les réseaux sociaux, donc vous ne touchez pas cette jeunesse qui peut être en mal de repères+. Il y a aussi un enjeu pour les plateformes en ligne, et la façon dont elles pourraient valoriser des discours de tolérance, d’ouverture aux autres, qui contrebalancent les propagandes haineuses ou les apologies du terrorisme. Je les rencontrerai prochainement à ce sujet".
> Sur un plan plus personnel pour finir, comment vous est venue cette volonté de faire de la politique?
"J'ai toujours été intéressée assez naturellement par la politique, dans ma famille il y avait souvent des débats houleux à table. Même si mes parents n'étaient pas forcément engagés dans un parti politique, ils s'impliquaient beaucoup dans le milieu du militantisme associatif. Cela a sûrement beaucoup joué (rire).
"J'ai donc fait Sciences Po avec cette idée que la politique m'intéressait. Néanmoins, je suis restée assez longtemps assez loin de la politique telle qu'on la pratique en France car je la trouvais assez agressive et trop dogmatique. Puis j'ai poursuivi avec des études de droit international.
"C'est en 2010 que finalement j'ai eu ma chance de me lancer en politique. En effet, le redécoupage de la carte électorale a créé les circonscriptions des Français à l'étranger et il s'avère qu'à ce moment-là j'animais le groupe des socialistes à Londres. J'ai mis du temps avant de me décider à me présenter à la députation et j'ai fait un vrai travail sur moi-même pour franchir le pas (Axelle Lemaire a été députée de la 3e circonscription des Français établis hors de France entre juin 2012 et mai 2014, NDLR).
"C'était finalement un aboutissement et je suis contente aussi d'avoir fait autre chose avant".
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