Le Soudan et la guerre hybride
TRIBUNE/ANALYSE - À la vue des nombreux articles "simplistes" présentés dans les grands médias occidentaux, il est nécessaire de prendre un peu de recul : il s’agit de remettre le conflit au Soudan en perspective avec l’histoire et les transformations actuelles d’un monde de plus en plus multipolaire.
De ce conflit résulte des centaines de civils tués lors des affrontements armés entre l’armée et le puissant groupe paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR), qui regroupe plus de 100 000 hommes.
Depuis le 15 avril 2023, le chef des FSR, le général Mohamed Hamdan Dagolo, plus connu sous le nom de Hemedti s’oppose à son ancien allié le général Abdel Fattah Al-Burhane qui dirige l’armée. Hemedti est originaire de la périphérie la plus éloignée du Soudan.
Or, tous les dirigeants du Soudan, à une exception notable près, sont issus du cœur de la capitale, Khartoum, et des villes voisines sur le Nil. L’exception est le Khalifa Abdullahi "al-Ta’aishi" qui était du Darfour. Ses armées avaient fourni la majorité des forces qui ont conquis Khartoum en 1885. Or la majorité des Soudanais se souviennent encore du règne du Khalifa (1885-98) comme d’une tyrannie.
Il est à rappeler que précédemment, Mohamed Hamdan Dagolo, lui-même originaire du Darfour, a réprimé férocement sa propre ethnie afin d’accaparer, entre autres, les mines d’or. Mais au-delà de l’apparente concurrence entre ces deux généraux qui s’affrontent pour diriger le Soudan se cachent les Occidentaux et notamment les Anglo-saxons dans une nouvelle guerre hybride contre le nouveau monde multipolaire.
Les intérêts économiques et géostratégiques
Les guerres, depuis l’indépendance du Soudan, reposent principalement sur des enjeux géostratégiques internationaux.
Le pétrole
Lors de la guerre d’indépendance du Soudan du Sud sponsorisée par les États-Unis il y a plus d’une décennie, le pétrole a été au centre des enjeux. La scission qui en a résulté a déjà permis à Washington de transformer le Sud, riche en pétrole (85% de la production nationale), de facto en protectorat.
Le partage des eaux du Nil
Le Nil traverse neuf pays Le partage de ses eaux est basé sur un traité de 1959 qui attribue 18 milliards de m3 au Soudan et 55 milliards de m3 à l’Égypte. Or, en 2011, l’Éthiopie, pays où le Nil prend sa source et qui contribue à 85 % au débit du fleuve annonce la construction du barrage de la "Renaissance".
Cette construction renforce le besoin de stratégie et de coopération des pays parcourus afin de sécuriser leur approvisionnement en eau, ressource vitale. À ce titre, les Occidentaux essaient de se positionner géographiquement pour peser sur ce précieux élément qui pourrait déboucher dans une "guerre de l’eau".
La situation géographique
Le Soudan possède plus de 700 Km de frontières naturelles avec la mer Rouge ce qui en fait un enjeu stratégique majeur pour le contrôle de cette mer et du Canal de Suez par lequel transite 10% du commerce maritime mondial. La mer Rouge est dans ce cadre un volet important du projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie.
La place du peuple soudanais
Au-delà de la lutte actuelle entre les deux généraux Mohamed Hamdan Dagolo (Hemedti) et Abdel Fattah Al-Burhane, il ne faut pas occulter l’importance du peuple soudanais. C’est sa mobilisation massive et pacifique qui a mis fin à la dictature d’Omar-Al- Bashir en 2019.
Le soulèvement contre la vie chère durera plusieurs mois et conduira au renversement du président Al- Bashir en avril 2019 par un coup d’État militaire. Les manifestants populaires demandaient déjà à l’époque via des slogans : non-violence, liberté, révolution et pouvoir aux civils. Suite au départ d’Omar- Al-Bashir, un gouvernement de transition a été mis en place composé paritairement de civils et de militaires pour une durée de trois ans.
En octobre 2021, les militaires renvoient les ministres civils afin de préserver l’unité du pays. Cette éviction est dirigée par les deux généraux qui s’opposent aujourd’hui.
Le porte-parole du Parti Communiste soudanais, une des principales forces du soulèvement de 2018 / 2019 rappelle que la population reste rebelle et que le mouvement civil ne peut être marginalisé. Il recommande notamment la dissolution des milices et leur désarmement ainsi qu’une armée unie et professionnelle.
La base militaire russe
Le 13 février 2023, le gouvernement soudanais comprenant les deux généraux qui s’opposent aujourd’hui a conclu un accord avec Moscou pour construire une base navale russe à Port-Soudan sur la mer Rouge au débouché sud du Canal de Suez (canal considéré par les Anglo-Saxons comme leur "chasse gardée").
Cet accord pour la base militaire russe discuté depuis 2019 a été accordé pour 25 ans et renouvelable par tranche de 10 ans et pour une capacité de 300 soldats russes et 4 navires de guerre. Cet accord ne peut toutefois pas entrer en vigueur immédiatement car il doit être soumis à la ratification par un gouvernement civil et par un corps législatif élu ce qui suppose de mener à terme la transition du pouvoir à des civils.
La réaction des États-Unis à cet accord ne tarde pas. Le 13 avril 2023, soit deux jours avant le déclenchement des hostilités, le secrétaire d’État, Antony Blinken, avec un représentant britannique et norvégien se sont entretenus par téléphone avec le général Mohamed Hamdan Dagolo. Le déroulé des faits semble être une coïncidence peu probable.
Les Occidentaux : les pyromanes qui crient "au feu"
Il est à noter qu’historiquement jamais une puissance dominante (Occident actuellement) ne renonce pacifiquement à son hégémonie. Elle instrumentalise les rivalités et s’ingère dans les conflits nationaux.
Le chaos au Soudan permet aux États-Unis de se présenter comme une possible force médiatrice alors qu’ils sont partie prenante à la dégradation de la situation. La logique US dans la crise soudanaise est donc d’encourager le chaos pour s’offrir comme médiateur avec comme condition la prise de distance du Soudan avec Moscou.
En conclusion
Il reste aux Soudanais de décider s’ils veulent faire barrage au clan occidental et à l’ancien monde unipolaire avec le cortège de désordre et de misère qui l’accompagne. Ce choix montrera si une voie panafricaine et indépendante est suffisamment attractive pour qu’elle vaille que la population se batte pour elle. Le général Abdel Fattah Al Burhane peut dans ce cadre chercher le soutien de son peuple qui, comme en 2018 et 2019, pourrait se rallier derrière le Parti Communiste afin de faire barrage à l’instrumentalisation occidentale du conflit qui vise à régner par le chaos et la division.
(Principales références/sources : Saïd Bouamama, Alex De Wall et Djamal Yalaoui)
- Catherine Roman est Française et a vécu quelques années en Russie. Elle travaille dans le secteur des chiffres et se passionne pour la géopolitique et l'intelligence économique.
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