Eviter un “hold-up” de notre humanité
TRIBUNE
Réflexion à la suite du film Hold-Up et aux réactions qu'il a entraînées.
Docteure en mathématiques pures comme on disait à l'époque, je n'ai aucune expertise mathématique à vous proposer, opposer ou encore moins “imposer”. J'ai fait des maths plus sûrement pour sublimer, oublier la réalité ou l'esthétiser que dans l'espoir de devenir le maître ou la maîtresse du monde ; et en tout cas, jamais pour prédire ou risquer de conditionner une décision à taille humaine, à répercussion humaine.
L'épidémiologie est un monde à part avec une formation propre dont j'ignore presque tout en réalité, mais dont il ne s'agit pas de nier la pertinence, juste de modérer la "consommation".
Il ne s'agit pas non plus de prolonger cet aparté, mais juste de rappeler que l'idée des maths toutes puissantes qui prédisent et décident de l'avenir d'une nation n'a jamais été cautionnée ou défendue par les mathématiciens, en tous cas, pas à ma connaissance.
Je suis la première à regretter leur mutisme forcément en ces temps troublés. Je veux les croire pudiques plutôt qu'indifférents... Je renvoie néanmoins à une note du CNRS qui date du mois de juin, concernant la nécessité de rester prudents lorsque l'on applique un cadre figé (même si l'on peut, on doit, l'assouplir en temps réel, l'ajuster en fonction des observations) à une évolution organique, en l'occurrence celle d'un virus émergent, c'est-à-dire une situation d'une complexité folle, dont il est bien entendu impossible de rendre et tenir compte de l'ensemble des paramètres ; encore moins de leurs interactions.
Il y a un refus que l'on ne peut associer qu'à de l'arrogance malheureusement, d'accepter, de constater et d'apprendre tout simplement de l'histoire naturelle de ce virus. C'est vraiment une attitude “étrange", l'occasion de se souvenir que la modernité n'est pas toujours une garantie de progrès mais devient parfois le plus court chemin vers une forme d'aveuglement.
Plus que jamais, on se surprend à fredonner “Je suis un homme” de Zazie : “C'est moi, le maître du feu, le maître du jeu, le maître du monde et vois ce que j'en ai fait (...). Au fond, qu'on me pardonne ; je suis le roi, le roi des cons.”
Bien sûr, nous sommes tous pour les enquêtes, mais après le meurtre, pas avant donc les projections qui, aussi rigoureuses soient-elles, auront toujours des comptes à rendre à la réalité. J'ai précisé cette qualification de docteure, pas du tout parce que j'en suis fière - j'ai quitté la recherche pour l'enseignement secondaire il y a bien longtemps, mais parce qu'assez tristement, le niveau d'études semble dans cette crise donner du crédit à ce que l'on dit.
C'est probablement l'un des aspects qui m'a le plus choquée. Me rendre compte à quel point on refusait à la société française dans sa diversité et donc sa richesse de formation, l'aptitude à se renseigner et à comprendre.
On a entendu sur des plateaux de télévision certains médecins à ce point méprisants qu'on ne pouvait qu'être mal à l'aise surtout quand rien dans leur discours n'était compatible avec une quelconque rigueur ou démarche scientifique. La controverse a eu bon dos. Que la science soit faite d'errances, sans doute ; de mensonges et d'insultes, je ne crois pas ou alors j'ai confondu une étoile avec un réverbère.
Après l'humiliation de l'article du Lancet, je pense qu'il aurait été raisonnable et en réalité, souhaitable, pour certains, de raser les murs. Pour le coup, une telle imposture en maths dans une revue équivalente, est inimaginable. C'est sans doute le privilège d'une discipline qui ne se monnaye pas, qui a tout à prouver mais rien à vendre. Pourvu qu'elle conserve le luxe sublime de cette indépendance encore longtemps.
Ce qui se passe dans le déluge de violence et de mises en garde que semble avoir suscitées le documentaire "Hold-up" est dans la même lignée. Tout dans ce film documentaire ne m'a pas touchée ou convaincue. Il y a des choses dont je doute parce que je n'ai pas une culture, un recul suffisants, une “vue de dessus” qui me permettrait de faire la part des choses.
Mais j'ai tout écouté ; cette opportunité d'écouter, personne ne peut décider de la limiter. Elle est toujours légitime. Ce qui est certain c'est que tout ce qui est exprimé l'est clairement, respectueusement et cela nous change d'évoluer dans cette atmosphère enfin apaisée. Quant aux intervenants, c'est généralement un vrai bonheur de les entendre, souvent de les retrouver. Merci de nous avoir consacré tout ce temps. Quand le livre de Christian Perronne est paru, on a parlé dans les médias de "livre féroce" ; on était proche du livre qui brûle les doigts, d'un contact quasi impur etc. Quand on voit, on écoute le bonhomme, tellement gentil, tellement sincère, tellement "médecin" tout simplement, on aurait envie - si ce n'était si pesant - de sourire à ce qualificatif imbécile.
Pour Hold-up, on assiste à la même logorrhée. Il y a une violence, une colère sous-jacente qui ont trouvé via cette diffusion un canal, une occasion de se répandre, de déferler. J'ai lu sur le Quotidien du médecin, des commentaires de praticiens blessés, presque bouleversés. Je pense que la tristesse, la tension débordent sincèrement ; elle est seulement mal dirigée. Courage donc.
Qu'il s'agisse des interventions de C. Perronne, d'A. Henrion-Caude ou de J.-D. Michel pour ne citer qu'eux, il y a presque une vraie douceur, une compassion toujours et une sincérité qui apaisent et réparent. Merci pour tout ; à un moment où tout blesse, on est soulagé par ces points de suture. Quant aux manquements, ils ont été dénoncés il y a bien longtemps ; on comprend d'autant plus mal ces cris d'orfraies. On ne découvre rien sinon un retour légitime sur une gestion de crise calamiteuse mais surtout incohérente. Or l'incohérence agace, elle épuise ; elle divise aussi en tuant l'esprit de groupe. On doit limiter les entrées en réanimation, mais on renonce à soigner en phase précoce pour... être bien sûrs que les patients aient le maximum de chance d'entrer en réa justement. Il faut reconnaître qu'il faut, soit avoir beaucoup d'humour, soit avoir le cœur bien accroché pour surmonter ce discours, surtout quand il dure si longtemps.
En réalité, pour citer J. Krishnamurit, "ce n'est pas un signe de bonne santé mentale que d'être bien adapté à une société malade." De quoi nous rassurer au moins un peu...
Comme beaucoup, j'avais eu l'occasion d'entendre des interviews, parfois de ces mêmes personnes, sur la chaîne Thana et j'avais été touchée, marquée en réalité par, pas seulement l'extrême bienveillance de Pierre Barnérias, mais par sa qualité d'écoute, sa disponibilité et sa lucidité. Il n'est pas en concurrence avec son invité mais tout entier avec l'interlocuteur, et cette présence physique et morale est finalement assez rare aujourd'hui. L'Autre l'intéresse et l'échange - qui a vraiment lieu pour le coup - est toujours constructif et vivant. On retrouve dans ce “film” cette atmosphère de sincérité. Ensuite, que l'on soit séduit, enthousiaste, critique, sceptique, peu importe. Par cette justesse du ton, ces extraits d'âmes qui se dévoilent le temps d'une interview, d'un morceau de vie, on retrouve l'émotion de "Cancer- Business mortel ?" de J.-Y. Bilien qui revient sur le parcours, le combat d'un couple de médecins magnifiques, Nicole et Gérard Delépine - très présents, très impliqués d'ailleurs dans l'analyse de cette crise, notamment au travers de leur dernier ouvrage : "Autopsie d'un confinement aveugle", paru en septembre 2020.
Bref, que l'on “rende” - l'expression en elle-même est gênante parce que personne n'est censé détenir les clés de la consigne de notre conscience, de notre bon sens - urgemment aux Français la capacité de réfléchir et de décider. On est grands et aussi responsables que possible, même si certains hauts dirigeants semblent en douter.
C'est proprement terrifiant de voir à quel point ce droit fondamental de penser semble désormais réservé à une élite auto-proclamée dont on ne cesse par ailleurs de rappeler qu'elle est en faillite, faute de culture, de curiosité, faute d'humanité aussi. L'intelligence émotionnelle, cela peut se développer mais aussi s'atrophier. Il faut donc la stimuler, l'entretenir, la préserver. Les gens doivent reprendre confiance en eux et leur capacité “de jugement” - au sens le plus noble, d'analyse et de réflexion ; solliciter cette capacité, c'est s'armer pour mieux résister.
Je suis d'autant plus inquiète que dans le cadre de l'enseignement, on voit le poids de cette dérive avec des élèves qui n'envisagent même plus la réflexion face à un problème, un exercice ou un sujet de philo comme la première intention. Ils cherchent spontanément chez d'autres - Internet notamment - les réponses, LA réponse. Ils cherchent à mimer à tout prix. Que cela rassure pour un temps, on veut bien le croire mais sur le long (pas si long en réalité) terme, on va vers quelque chose de dramatique qui nous éloigne forcément de la démocratie.
C'est depuis quelques années, une lutte sans nom de les encourager au quotidien à davantage d'autonomie, d'initiative. On est à un moment charnière où ils repoussent, appréhendent cet effort et sont en passe de voir la liberté, le choix comme une contrainte, pas une chance.
Il faut donc rester vigilants et groupés pour éviter un “hold-up” de notre humanité.
Pour conclure, on aurait envie de dire à la classe dirigeante : “laissez-les prescrire, laissez-les filmer, laissez-nous écrire, laissez-nous travailler, laissez-nous penser, laissez-nous ... tranquilles.”
"Il ne faut pas se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous ; car s'il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d'autres qui l'étouffent eux-mêmes sous leurs pieds." Alexis de Tocqueville
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