Michel Barnier, liquidateur de la Vème République ?
"Nous considérons volontiers, en France, le mode de scrutin comme un mécanisme secondaire (...). C'est une erreur, une erreur grave (...). Le mode de scrutin fait le pouvoir, c'est-à-dire qu'il fait la démocratie ou la tue".
Pour situer les enjeux, je mets volontairement en exergue cette affirmation de Michel Debré, adversaire résolu de la représentation proportionnelle, parue dans "La mort de l'État républicain" en 1947, un temps que l'on croyait révolu, mais qui est de retour, celui du régime des partis.
C'est sans plaisir, mais avec certitude, que je m'adresse ici à Michel Barnier, Premier ministre à la tête d'un État bien malade, sinon moribond.
Sans plaisir, d'abord parce que j'ai parfaitement le souvenir des années 1968 à 1972, où Michel Barnier et moi-même prenions part aux réunions nationales de l'Union des Jeunes pour le Progrès, le mouvement des jeunes gaullistes. Michel Barnier y siégeait comme délégué départemental de la Savoie. Pour ma part, je représentais la Vendée, où j'avais implanté la section départementale de l'UJP.
Sans plaisir, ensuite parce que je n'imaginais pas en avril 1985, il y aura bientôt 40 ans, en créant l'Association pour un référendum sur la loi électorale, afin de "combattre l'instauration de la représentation proportionnelle" par François Mitterrand et pour "assurer la défense des institutions de la Vᵉ République", que j'aurais un jour à porter la contradiction à un homme issu des rangs gaullistes.
Mais je prends aussi la plume avec certitude. La certitude que je dois aux amis - pour beaucoup disparus - qui ont bien voulu m'accorder leur confiance et m'accompagner dans cette action. La certitude également de mener le bon combat pour une certaine idée de la République et de la France. Une République voulue par De Gaulle et approuvée par le peuple français lors de deux solennels référendums en 1958 et en 1962. Une France que les disciples du général de Gaulle ne peuvent que concevoir exemplaire, et nous en sommes plus que loin, au bord du gouffre.
CONTRE L'ABANDON DU REFERENDUM
Dans "Le Quotidien de Paris", le journal de Philippe Tesson, du mardi 9 avril 1985 - les lectrices et les lecteurs me pardonneront de me citer - j'écrivais notamment : "Depuis bientôt trois années, dans les journaux qui ont bien voulu m'ouvrir leurs colonnes, je sème l'idée et je plaide la cause d'un référendum sur la loi électorale, qui permettrait au président de la République de poser la question de confiance et au peuple français de résoudre, avec certitude et sans équivoque, la grande querelle de la légitimité.
"Il s'agit, par le biais de la loi électorale, de rétablir pour le malheur de la France, le régime des partis que les Français ont formellement condamné en adoptant, à l'appel du général de Gaulle et par référendum, la Constitution de 1958. La représentation proportionnelle - à petite dose, à moyenne dose, ou à grande dose - est totalement incompatible avec l'esprit de la Vᵉ République. Elle ne peut engendrer qu'"un Parlement sans foi, ni espérance, des gouvernements sans âme, ni crédit". C'étaient les mots du général de Gaulle.
Lors de son discours de politique générale, le 1ᵉʳ octobre dernier, Michel Barnier, échangeant la rhubarbe contre le séné, et cherchant à éviter la censure de son gouvernement en donnant des gages dans un exercice s'apparentant à du patchwork (un morceau pour les malheureux macronistes, un morceau pour les heureux Républicains, un morceau pour les dépités du Rassemblement national), a déclaré sans aucune ambiguïté : "J'ai entendu les appels à davantage de représentativité. Je suis prêt, ainsi que le gouvernement, à une réflexion et à une action sans idéologie s'agissant du scrutin proportionnel, qui existe déjà au Sénat et dans les collectivités et que beaucoup de nos voisins pratiquent à différents degrés".
Outre que le mode d'élection des sénateurs et des élus locaux n'a strictement aucun rapport et aucune incidence sur la formation d'une majorité à l'Assemblée nationale, indispensable au bon fonctionnement de nos institutions, ce qui se passe chez "nos voisins" n'est pas nécessairement le meilleur critère d'appréciation du mode d'élection de nos députés. On sait d'ailleurs que leur système fait la part belle aux combinaisons d'après scrutin, "dans le dos de l'électeur" qui ne sait pas au soir de l'élection qui gouvernera le lendemain. Au total, ce ne sont pas les électeurs qui décident, ce sont les états-majors des partis après d'interminables tractations pour "calculer la coalition qui leur paraît la meilleure", j'emprunte ces mots à Michel Debré.
Si le Premier ministre en doute, alors même qu'il doit faire face aux contingences politiciennes qui étaient celles des présidents du Conseil des IIIᵉ et IVᵉ Républiques, l'homme Michel Barnier ne peut évidemment pas méconnaître qu'il conduit la politique du pays (et pas toute !) dans un contexte qui est à l'opposé des fondements mêmes de la Vᵉ République : un président, un gouvernement et une majorité au Palais Bourbon de la même couleur politique.
1985 : Michel BARNIER S'OPPOSE A LA PROPORTIONNELLE
Ayant participé, il y a bientôt 40 ans, au combat contre l'introduction de la représentation proportionnelle dans notre Droit constitutionnel, j'ai le souvenir de l'action menée par le groupe RPR de l'Assemblée nationale, auquel appartenait alors Michel Barnier.
Le 24 avril 1985, dans sa 2ᵉ séance, l'Assemblée nationale avait pour ordre du jour : "Mode d'élection des députés - Motion tendant à proposer de soumettre le projet de loi au référendum".
Dans cette motion, approuvée par Michel Barnier - et le député de la Savoie n'était pas forcément un "idéologue", comme il dit aujourd'hui - on peut lire ceci :
"Le scrutin majoritaire a été et demeure l'une des conditions essentielles au bon fonctionnement des institutions de la République.
"Le scrutin majoritaire seul a la vertu de favoriser la formation de majorités parlementaires avant l'élection et d'en favoriser le maintien et la cohésion après l'élection, la dissolution perdant son efficacité lorsque le scrutin n'est pas majoritaire, ainsi que le démontrent les exemples des démocraties voisines de la nôtre.
"L'esprit de nos institutions commande de demander au peuple souverain de décider lui-même du mode de désignation des députés, comme il a décidé, en octobre 1962, à la demande du Général de Gaulle, du mode d'élection du président de la République".
Appelé à défendre cette motion référendaire écrite par Jean Foyer, professeur agrégé de Droit public et ancien ministre de la Justice du général de Gaulle, Michel Debré - l'un des pères fondateurs de la Vᵉ République, et premier locataire de l'Hôtel de Matignon sous De Gaulle - insistait d'abord sur l'"innovation capitale du référendum" :
"L'appel à une claire décision du peuple, considéré comme l'expression vivante de la nation, est devenu l'institution suprême de la République. En 1958, l'introduction du référendum fait partie d'une conception neuve de la République. Il n'y a plus, comme dans la Constitution précédente, une délégation générale et totale pendant la durée du mandat, aux élus de l'Assemblée nationale. Les élus doivent respecter le souverain ; le référendum permet nommément au président de la République de faire trancher par le peuple et solennellement les plus graves décisions".
Parlant ensuite de la représentation proportionnelle, Michel Debré se réfère à son expérience de la IVᵉ République dont il a été un pourfendeur infatigable :
"L'Assemblée nationale deviendra une addition de minorités. Le gouvernement, au lieu d'être soutenu par une majorité issue de la volonté du corps électoral, sera obligatoirement lié à une coalition combinée, parfois à titre provisoire, au lendemain des élections, et une petite minorité peut devenir l'arbitre. La mutation est profonde (...). C'est donc une erreur d'affirmer que la loi électorale ne changera pas le fonctionnement du régime.
"L'objectif apparaît clairement aux plus aveugles : il s'agit de revenir au régime des partis. Les partis désigneront les candidats, les partis désigneront les ministres (...). C'est le retour pour la France au régime d'assemblée, c'est-à-dire le régime des partis qui a fait mourir les Républiques".
2024 : LA Vᵉ REPUBLIQUE EN DANGER DE MORT
Certes, sous la présidence de M. Macron, et pour la première fois depuis plus de 60 ans, le scrutin majoritaire n'a pas dégagé de majorité à l'Assemblée nationale. Mais cette situation n'est pas sans analogie avec les élections législatives de 1951 où, pour empêcher De Gaulle de revenir au pouvoir, les politiciens de l'époque étaient - c'est De Gaulle qui le dit à Bourges le 25 février 1951 - "d'accord pour chercher le truquage qui permettrait à la minorité qu'ils représentent dans le pays, même s'ils se mettent tous ensemble, d'être la majorité à la Chambre. On voit même le gouvernement, qui porte le nom de la République ! prendre à son compte l'apparentement, celui des listes et celui des restes, c'est-à-dire une escroquerie qui additionnerait des suffrages opposés et ferait élire des gens par des voix qu'ils n'ont pas eues".
De la loi électorale sur les apparentements de 1951 aux magouilles en tous genres de l'entre-deux-tours des législatives de 2024, il n'y a comme différence que l'épaisseur de la feuille de papier à cigarettes ...
Commentant cette situation politique sans précédent depuis 1958, Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, écrivait non sans raison dans "Le Figaro" du 12 septembre dernier : "L'instauration de la proportionnelle serait le dernier clou sur le cercueil de la Vᵉ République".
Dans son discours de politique générale du 1ᵉʳ octobre, Michel Barnier a confié aux députés de la nation qu'il se faisait "une certaine idée des institutions".
Si cette "certaine idée" est celle de la Vᵉ République gaullienne, c'est vraiment le moment de le montrer, et même de le démontrer, en se rappelant que, suivant le général de Gaulle, le mode de scrutin doit "aider, dans une nation aussi divisée que la nôtre, au regroupement des opinions", quand la proportionnelle organise méthodiquement leur éparpillement. Ayant ainsi fait le choix du scrutin majoritaire dès 1947, De Gaulle s'y est tenu jusqu'au soir de sa vie, dans la rédaction de ses Mémoires d'espoir. Si le Premier ministre en doute, je le renvoie à mon étude sur "Les fondateurs de la Vᵉ République et le mode de scrutin", parue dans la "Revue des deux mondes" le 24 septembre 2018.
C'est aussi le moment de se rappeler que, sous la Vᵉ République, le chef de l'Etat ne saurait se maintenir au pouvoir sans la confiance du peuple, vérifiée au travers des élections (surtout si elles font suite à une dissolution de l'Assemblée nationale) ou au moyen du référendum. Michel Barnier sait comme moi qu'à la place d'Emmanuel Macron, le général de Gaulle serait déjà parti.
À n'en pas douter, le sort des institutions de la Vᵉ République vaut mieux que la destinée d'un ministère qui a tout d'un gouvernement provisoire.
Il ne revient pas à un gaulliste de porter le coup de grâce à la Vᵉ République et de signer son acte de décès.
Alain Tranchant, président-fondateur de l'Association pour un référendum sur la loi électorale
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.