Dominique Loiseau : "Seul le travail ne déçoit pas"
Bernard Loiseau, le pape étoilé de la cuisine de terroir allégée, s’est tiré une balle dans la tête. Dix-huit ans plus tard, son épouse raconte son combat dans un livre dynamisant bourré d’anecdotes. Avec ses filles Bérangère et Blanche, elle perpétue et magnifie l’œuvre de son mari. Rencontre.
Le 24 février 2003, Bernard Loiseau laisse derrière lui La Côte d’Or, son restaurant trois étoiles estampillé Relais & Châteaux en Bourgogne, trois restaurants à Paris et une équipe de 70 personnes. Mais, aussi et surtout, une épouse et trois jeunes enfants. Le soir même de sa disparition, Dominique Loiseau décide de maintenir le service. « Comme au théâtre, la représentation devait continuer. »
Pour ne pas sombrer dans un abîme de souffrance avec ses enfants, elle est déterminée, dans la nuit qui suit le drame, à poursuivre l’œuvre de son mari. Elle a le soutien total de Patrick Bertron, le second, qui reprend les rênes en cuisines. Plus de 3 000 personnes, des célébrités, les vingt-quatre trois étoiles de France sont présents à l’enterrement.
« Une majorité de la profession ne donnait pas plus de six mois d’espérance de vie à notre maison sans Bernard. » Dans « La Revanche d’une femme » (éditions Michel Lafon), la veuve partage son histoire pour envoyer un signal fort à toutes les femmes qui doivent se battre, relever des défis après un coup dur du destin.
Une rencontre, un destin
Dominique Loiseau grandit dans un milieu pauvre, mais aimant, en Alsace. Dotée d’une bourse, elle obtient une maîtrise de biochimie-microbiologie, puis enseigne l’hygiène et l’alimentation à l’École Hôtelière, à Paris. Elle se passionne pour le milieu de la restauration et publie, en 1981, un livre de référence « Hygiène et restauration ». Le magazine professionnel L’Hôtellerie lui commande quelques piges, puis la recrute. C’est parti pour la vie de journaliste !
Lors du Trophée des Sources à Vichy, un concours gastronomique, elle s’aperçoit qu’un membre du jury ne cesse de la « mater ». Quelque temps plus tard, elle découvre qu’il s’agit de Bernard Loiseau alors qu’elle était persuadée que c’était le célèbre chef Alain Chapel. « Ma méprise nous a fait tous les deux sourire. La bonne humeur de Bernard, sa voix chaude, ses yeux qui se plissaient quand il riait, ses fossettes m’ont séduite. Il était à la fois enthousiaste, plein de projets, mais aussi fragilisé par une procédure de divorce, plein de doutes et de peine. »
Après le service du soir, il avait pris l’habitude de prendre sa voiture pour rejoindre son amoureuse à Paris. En 1990, celle-ci s’installe à Saulieu, un village de 2 500 habitants : « Je ne connaissais pas le métier, il me fallait apprendre. Pendant un an, j’ai observé. »
Plongée intime
Dix-huit ans après le drame, la dame de Saulieu décortique la personnalité de son mari : « Nous n’avions pas de difficultés financières. Michelin avait confirmé à Bernard qu’il gardait ses trois étoiles. Mais, il n’allait pas bien, il avait mal vécu certaines critiques. Non, les guides ne l’ont pas tué. Il avait un fond dépressif, il était épuisé. Un jour, il a consulté un psychiatre. Je ne sais pas ce qu’il lui a raconté. Il est reparti sans diagnostic ni traitement. Trois jours après son décès, Philippe Labro, un ami de la famille, est venu me voir pour m’expliquer que Bernard était bipolaire. Une maladie qui était mal diagnostiquée à l’époque. »
Comment trouver la force de se battre ? Assurément, son enfance dans une famille d’ouvriers et de fermiers a donné à Dominique le goût du labeur. « J’étais proche de la nature, j’aimais ramasser les cerises et les mirabelles, effectuer des travaux d’adulte avec mes oncles et mes tantes. Cela m’a appris le geste juste, le goût des bons produits, et formé le caractère. »
Le père de Dominique est parti pour une autre femme, une autre vie. Sa mère s’est retrouvée seule, sans ressource, avec quatre enfants à élever. Elle a alors pris son courage en bandoulière, a enfourché sa mobylette pour aller travailler dans une usine à chaussures. Une leçon de vie que Dominique n’a jamais oublié. Elle en a tiré deux mantras : « Seul le travail ne déçoit pas », et « Une femme doit savoir vivre seule ».
Une affaire de femmes
Automne 2003. Un livre : « Bernard Loiseau, mon mari ». La cheffe d’entreprise a séché ses larmes, caché sa tristesse, répondu aux interviews des journalistes, comme Thierry Ardisson et Marc-Olivier Fogiel, « aussi difficiles qu’incontournables ». Un exercice périlleux même pour une ex-journaliste. Pari gagné : la Dame de Saulieu déclencha une vague de sympathie auprès des Français (alors qu’on lui reprochait d’être froide, distante) ; les clients ont continué à fréquenter la maison emblématique. Les trois étoiles ont été conservées en 2003 et les années suivantes…
Persévérance et résilience. « Les femmes ont tendance à douter. Elles doivent avoir confiance en elles, s’imposer dans un milieu d’hommes », souligne la maîtresse des lieux. Présidente du groupe Bernard Loiseau avec 56 % du capital, elle a non seulement maintenu, mais développé l’œuvre de son mari. Des noms poétiques ont été donnés aux différents établissements qui ont fleuri. Loiseau des Vignes, ouvert à Beaune en 2008, est suivi de Loiseau des Ducs, à Dijon en 2013, adresse étoilée. À Paris, Loiseau Rive gauche (anciennement Tante Marguerite) a aussi son étoile au guide Michelin.
La maison Loiseau, c’est une affaire de femmes. Rejointe par sa fille aînée Bérangère en 2012, « Madame Loiseau » s’est lancée dans un investissement de sept millions d’euros pour construire une grande bâtisse en douglas et chênes du Morvan au cœur du jardin de la Côte d’Or historique. Il fallait oser ! L’ensemble est réussi, harmonieux. On y trouve un spa de 1 500 m² multiprimé, une suite spa VIP et un second restaurant, Loiseau des Sens, qui offre une formule bistronomique. Du coup, les réservations pour deux nuits et plus ont explosé. « Les clients prolongent volontiers leur séjour, car ils ont la possibilité d’alterner le restaurant gastronomique avec des repas au bistrot », commente Bérangère, directrice du marketing et de la communication.
Coté sur Euronext, le groupe réalise un chiffre d’affaires de onze millions d’euros (dont plus de la moitié à Saulieu) avec un effectif de 130 personnes. Bien sûr, on exclut l’année 2020, « annus horribilis » de la Covid-19, avec la fermeture des établissements. Pas de ventes à emporter. Des salariés au chômage technique. Le chiffre d’affaires chute, le moral est en berne. Mais, Dominique Loiseau relativise : « La guerre du Golfe nous a aussi plongés dans une forte récession. Il n’y avait plus d’essence, plus de clients. »
La succession en vue
Saga familiale rime avec passion familiale : une mère, trois enfants qui s’entendent à merveille, partagent la même ambition en souvenir de BL. Les initiales ornent les prénoms et noms de la famille, rythment les lieux pluriels, sanctifient l’avenir. La relève est assurée par les filles Loiseau, sur place, à Saulieu.
Blanche, la benjamine, « tombée dans la marmite », portrait craché de son père, est diplômée de l’Institut Paul Bocuse, avec un master en leadership culinaire et innovation. « Toute petite, elle rêvait d’être pâtissière, se souvient sa maman. Depuis, elle embrasse toute la cuisine. » En juin dernier, elle intègre la brigade de Patrick Bertron. Celui-ci veille à la former, car elle devrait prendre sa succession. Un sacré challenge. La troisième étoile, perdue en 2016, sera-t-elle reconquise avant le passage du flambeau ?
Petite révolution au Relais. Le confinement a donné le temps de la réflexion : de nouvelles règles de « gouvernance familiale » ont été mises en place en avril dernier. Bérangère est nommée vice-présidente du conseil d’administration. Son mari, Louis Ramé, s’est engagé à être le directeur général pour une durée de deux ans, et plus si affinités. Bastien, le grand frère, devient administrateur au sein du groupe. Basé à Paris, il s’occupe de transactions immobilières dans l’hôtellerie et la restauration.
© B.PRESCHESMISKY
Loiseau s’envole plus haut
Après sept mois de fermeture complète, le Relais Bernard Loiseau a rouvert ses portes en mai 2021. Il ne désemplit pas. Les clients sont aussi nombreux en semaine que le week-end. Le confinement semble avoir changé les mentalités. Une chose est sûre : les habitués veulent rattraper le temps perdu et ne chipotent pas sur l’addition. Les entreprises ont gardé leurs budgets « séminaires ». Plutôt qu’annuler un séjour, elles en programment deux dans l’année. Pas question de se priver. L’ambiance est à la fête. Il faut regonfler le moral des troupes privées trop longtemps des rituels du « présentiel ».
Patrick Bertron célèbrera ses 40 ans de maison (dont 20 ans avec Bernard) en 2022. Il a su innover, créer ses propres plats, imposer sa signature.
Il rend aussi hommage à Bernard Loiseau en apportant une touche subtile aux classiques de la carte. « Pour le sandre sur sa fondue d’échalotes, accompagné de la sauce au vin rouge, la peau des échalotes est travaillée en chapelure », fait-il remarquer avec le souci d’une démarche écoresponsable dans l’air du temps.
Le chef fait du Bernard sans Bernard, jouant sur le régionalisme bourguignon tout en offrant une cuisine légère, « à l’eau », chère à son maître, l’un des plus doués de la génération des cuisiniers des années 80/90.
Eric Goettelmann, Meilleur Ouvrier de France, chef sommelier exécutif (20 ans de maison) est aussi une figure majeure du groupe. Il ose des partenariats avec les meilleures maisons, affirme ses convictions, s’entête et réussit. Ainsi propose-t-il un Crémant de Bourgogne, élaboré avec Albert Bichot. Seulement sept grammes de sucre. Lors de dégustations à l’aveugle, ce grand vin, étiqueté Bernard Loiseau, est pris pour un champagne !
Nul snobisme dans cette maison qui ne peut rivaliser avec les palaces parisiens qui « ont les moyens de répondre aux impératifs liés aux trois étoiles ». « Les étoiles ce sont celles que l’on voit dans les yeux des clients », assure Eric Goettelmann aux premières loges dans les salles.
Un amour secret
Et côté cour ? Ou plutôt côté cœur ? Dominique Loiseau a un amour secret : son jardin. Elle s’est autorisée à s’occuper personnellement du jardin anglais de la maison de Saulieu. Revêtue d’un tablier et de bottes en caoutchouc, elle chouchoute ses plantes.
En 2017, c’est le coup de foudre pour le domaine de Poutaquin qu’elle acquiert après quelques péripéties. Près de 46 hectares de pur Morvan avec deux étangs et des paysages enchanteurs, à cinq minutes en voiture de la maison mère.
« C’est mon Canada à moi. Le soir, je lis plein de livres scientifiques sur ces sujets. J’aimerais créer un lieu avec quelques cabanes dans les arbres et des chambres confortables face à l’étang. C’est un concept à composer autour de la sylvothérapie. »
Un verger avec des variétés anciennes d’arbres fruitiers a été planté. Par ailleurs, des ruches ont été installées. Le miel est vendu à la boutique du Relais, qui a pignon sur rue, ainsi que de nombreux autres produits signés Bernard Loiseau.
Dominique Loiseau délaissera-t-elle un jour son jardin pour un homme ? Elle s’en défend : « Je n’aurais pas le temps ! Tous les jours, je vis avec mon mari. C’est comme s’il était sur mon épaule droite, il observe ce que je fais. Et puis, qui pourrais-je rencontrer à Saulieu ? »
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