Lettre aux justes

Auteur(s)
Me Hachim Fadili et Sabine Sauvaux, pour FranceSoir
Publié le 25 janvier 2023 - 19:00
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Pixabay
Outre le litige opposant FranceSoir à Google, portant sur la liberté de la presse, cette affaire constitue un précédent de nature à faire obstacle aux droits des citoyens français.
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TRIBUNE - Une volonté délibérée au plus haut niveau de l’État, soutenu par ses relais institutionnels, tente d’invisibiliser les médias qui souhaitent donner la parole à des points de vue divergents de la ligne politique gouvernementale.

FranceSoir ne cesse d’en faire les frais. Ainsi, le 5 décembre 2022, le ministère de la Culture n’a pas renouvelé l’agrément de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) du journal jadis créé par Pierre Lazareff. 

Si cette décision a été suspendue par le jugement du Tribunal administratif de Paris en date du 13 janvier 2023, cela ne met pas un terme aux attaques en règle contre le pluralisme de la presse en général et contre FranceSoir en particulier. 

Ces attaques sont menées de concert avec la quasi-totalité de la presse française subventionnée et les GAFAM (les Big Techs Google-Alphabet, Apple, Facebook-Meta, Amazon et Microsoft). 

Elles représentent une atteinte répétée à la liberté d’expression qui percute les droits de chaque citoyen français à bénéficier d’une information indépendante et accessible. 

Elles s’illustrent dans la condamnation par le tribunal de commerce de Paris le 6 septembre 2022 de FranceSoir à un article 700  de 70 000 euros pour couvrir les honoraires d’avocat de Google.  

Telle condamnation d’un titre de presse, assortie d’une somme hors norme pour rembourser les frais de justice d’une multinationale qui a vu sa capitalisation boursière durant les deux dernières années de la crise du Covid-19 passer de 1 000 à près de 2 000 milliards de dollars, n’est pas seulement une décision inéquitable. 

Elle est aussi une punition dans l’usage fait des dispositions juridiques et remet en question le droit fondamental de l’accès au juge. Elle questionne plus largement sur la présence éventuelle de conflits d’intérêts et la vassalisation de la France aux intérêts des Etats-Unis. Décryptage. 

Y aurait-il eu un manque d’impartialité ? 

Qui a jugé l’affaire FranceSoir contre Google qui l’avait déréférencé de ses services à la suite de la publication d’un grand nombre d’informations pendant la crise sanitaire, lesquelles auraient constitué une violation “grave et répétée” des règles de Google-Actualités relatives aux contenus médicaux ? 

Il s’agit de la 1ère Chambre du Tribunal de commerce de Paris, alors composée de messieurs Patrick Careil, Roland de Villepin et de Bertrand Kleinmann. 

Le dernier est senior partner de CEPTON. Un cabinet de conseil dont l’expertise englobe des problématiques variées qui peuvent aller du conseil en stratégie au support dans les transactions dans les domaines de la Pharma & BioTech, des MedTech & Diagnostic ainsi que d’autres services de santé.

CEPTON a comme client Pfizer

Or, aucun juge ne peut participer à l'examen d'une affaire s'il a un intérêt personnel dans celle-ci, du fait par exemple d'un lien personnel ou professionnel avec l'une quelconque des parties, s'il est antérieurement intervenu dans l'affaire, soit comme conseil ou conseiller d'une partie ou d'une personne ayant un intérêt dans l'affaire. 

Au regard ce qui précède, et l’exigence d’impartialité d’un des trois juges étant remise en cause, la décision a-t-elle été équitable et appropriée, notamment au regard de la condamnation à l’article 700 ? 

Qu’est-ce qu’un article 700 ? 

Cet article est une disposition du Code de procédure civile (CPC) prévoyant le paiement par la partie qui est, soit perdante, soit dont la saisine a été rejetée, de tout ou partie des frais d’avocats (honoraires, frais de déplacement, etc.), dits frais irrépétibles, à l’autre partie. 

Ce qui est exprimé ainsi : 

« Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer : 

1° A l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; » 

Avec une précision : « Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. » 

Il avait été jugé que « les juges ont un pouvoir souverain d'appréciation de la condition d'iniquité posée par l'art. 7001. »

La Cour de cassation a affirmé qu'il en allait de même du montant des sommes allouées.

Puis la Cour de cassation a admis que la condamnation au paiement d'une somme demandée au titre de l'article 700 n'a pas à être spécialement motivée3, la simple référence à l'article 700 étant suffisante.4

Cela s’appelle le pouvoir discrétionnaire du juge5 : ce qui différencie le pouvoir discrétionnaire du pouvoir souverain, est le fait que le juge qui l'exerce n'est pas tenu de motiver sa décision. 

Ce qui ne signifie pas que le juge ne puisse pas exposer les raisons de sa décision. Simplement, qu’il ne le fasse pas ou mal, sa décision ne sera pas infirmée par la Cour d’appel ou cassée par la Cour de cassation pour autant. 

Mais il a également été jugé que « c'est dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qu'elle tient des dispositions de l'article 700, exclusif de l'exigence de motivation, qu'une cour d'appel fixe le montant des sommes allouées au titre des frais exposés, de sorte que l'allocation de ces sommes n'est de nature ni à créer un doute sur l'impartialité du juge ni à constituer un obstacle à l'accès à celui-ci6. » 

Par ailleurs, par un arrêt du 3 décembre 2003, le Conseil d’État a jugé que « les dispositions de l'article 700, qui n'imposent nullement au juge de condamner l'une ou l'autre des parties à supporter les frais exposés par la partie adverse, mais, au contraire, lui imposent de tenir compte tant des considérations d'équité que de la situation, notamment financière, de celles-ci, ne peuvent être regardées comme un obstacle à un égal accès au juge civil au sens de l'art. 6, § 1er de la Convention européenne des droits de l’homme. » 

Alors, quid de la considération d’équité, qui demeure le pivot de l’appréciation du juge, dans l’affaire qui oppose FranceSoir à Google

Le juge commercial a-t-il tenu compte de l’équité de la partie condamnée ? 

En son jugement du 6 septembre 2022, le Tribunal de commerce de Paris a estimé : 

« Attendu qu’il est inéquitable de laisser à la charge des sociétés du Groupe Google mises en cause dans la présente affaire les droits irrépétibles qu’elles ont dû supporter pour leur défense ». 

Et de condamner FranceSoir Groupe « à payer au titre de l’article 700 du CPC, les sommes suivantes : 

10 000 € à GOOGLE LLC ; 10 000 € à GOOGLE France ; 50 000 € à GOOGLE IRELAND LIMITED » 

Et d’enfoncer le clou : 

« Attendu que l’exécution provisoire est compatible et nécessaire avec la nature de l’affaire, le tribunal l’ordonnera. » 

D’une part, comment le juge peut-il invoquer l’équité en soutien de sa décision ? 

En effet, en quoi les sociétés du Groupe Google sont à ce point en difficulté économique, pour que le tribunal ordonne l’exécution provisoire car « nécessaire », c’est-à-dire que FranceSoir doit s’acquitter immédiatement (délai de 30 jours) du règlement des 70 000 euros, sans attendre les effets de son éventuel appel ? 

D’autre part, qu’entend le tribunal par « la nature de l’affaire » ?  

Glisserait-elle vers une atteinte à peine voilée de la liberté de la presse, causant à FranceSoir un trouble économique excessif susceptible de mettre en danger sa survie même. 

Dans cette optique de nuire à FranceSoir, il serait en effet alors « compatible » et « nécessaire » avec « la nature de l’affaire » d’exiger de FranceSoir de régler à Google-Alphabet rien de moins que 70 000 euros. 

Ce qui n’a aucun lien avec l’équité. 

L'équité est le principe modérateur du droit selon lequel chacun peut prétendre à un tribunal indépendant et impartial, avec comme corollaire un traitement juste. 

Dans certains cas limités, la loi fait une place à la notion d'équité en laissant au juge le soin de se déterminer « ex aequo et bono » (selon ce qui est équitable et bon), c'est-à-dire en écartant la règle légale lorsqu'il estime que son application stricte aurait de fâcheuses conséquences. 

Ainsi, l’équité pourrait-elle être détournée par d’autres considérations, voire une charge contre la partie faible ? Le juge aurait-il inversé le sens du ex aequo et bono ? 

Le juge a-t-il tenu compte de la situation économique de la partie condamnée ? 

La réponse serait « oui » si le but des trois juges non professionnels de la 1ère chambre du tribunal de commerce de Paris, était d’acculer FranceSoir à de grandes difficultés économiques et financières. 

Dans le sens inverse, Google a-t-il besoin de cette somme ? La réponse est évidemment négative. 

Dans cette affaire de David contre Goliath, la 1ère Chambre du Tribunal de commerce de Paris a porté atteinte à la situation économique de David. Ne pourrait-on y voir là aussi une façon détournée de museler la liberté de la presse qui s’ajoute au fond de l’affaire jugée : le déréférencement de FranceSoir par Google ? 

Cela étant posé, cette condamnation soulève d’autres problèmes. 

Cette condamnation serait-elle les prémices de l’atteinte à l’accès des citoyens français au juge ? 

Outre le litige opposant FranceSoir à Google, portant sur la liberté de la presse, cette affaire constitue un précédent de nature à faire obstacle aux droits des citoyens français. 

Elle sonnerait comme un avertissement aux plus modestes : intimidés, ils renonceront à leur droit d’accès à un juge, pourtant fondamental, par crainte de se voir infliger une condamnation à un article 700 d’un montant exorbitant. 

De façon générale, il deviendra très risqué de saisir un juge pour réclamer réparation d’un dommage causé par une société disposant de moyens financiers importants, voire par tout contradicteur disposant de ressources économiques conséquentes. 

Ce qui consiste, de facto, à donner aux puissants économiques, personnes morales ou physiques, un permis d’agir impunément au préjudice des plus modestes, par avance neutralisés dans leur souhait d’obtenir réparation, si ce n’est dans leurs droits. 

Une situation qui creuse encore davantage l’injustice qui ne cesse de croitre dans notre société dite démocratique et de progrès. 

Or, nul n’oublie que la justice ne doit pas seulement être rendue ; il faut aussi qu'elle soit perçue comme telle, ce qui fait malheureusement défaut dans cette affaire qui interroge. 

Avec cette condamnation à un article 700 d’un montant exorbitant, la 1ère Chambre du tribunal de commerce de Paris a remis en cause le pacte républicain français : Liberté - Égalité - Fraternité

Au bénéfice de qui ? 

Paris serait-il sous contrainte de Google ? 

La disproportion de la condamnation de FranceSoir à un article 700 de 70 000 euros est d’autant plus troublante au vu des nombreux manquements de Google-Alphabet au droit français. 

En effet, il est de notoriété publique que Google, grâce à ses montages d’optimisation fiscale, ne s’acquitte que d’un montant dérisoire au titre de son impôt sur les sociétés : 27,1 millions d’euros pour un chiffre d’affaires (CA) de 2,7 milliards de dollars en 20207

Dura Lex, Sed Lex (La loi est dure, mais c’est la loi). Pas pour tous manifestement. 

Notons d’ailleurs que des médias, prompts autrefois à dénoncer cette aberration fiscale au seul profit de Google, sont dorénavant bien silencieux.  

Cela aurait-il un lien avec les accords signés fin 2021, début 2022 par des titres de presse et l’Alliance pour la presse d’information générale (Apig) avec Google sur la rémunération de leurs contenus exploités par le géant numérique ?

Avec l’annonce de Google en septembre 2022, de son financement d’une quarantaine de médias européens, dont huit français, au motif de récompenser des projets innovants ? Ces largesses financières de Google conduiraient-elles à fermer les yeux sur son pillage fiscal de la France ? 

L’affaire FranceSoir contre Google ne serait-elle qu’un des, nombreux, symptômes de la vassalisation de la France aux intérêts américains, phénomène silencieusement à l’œuvre depuis des décennies, mais aujourd’hui affiché en plein jour de façon totalement décomplexée ? 

Se pose alors la troublante question de la place de la justice française face aux intérêts américains. Le Code Napoléon, colonne vertébrale de notre vivre ensemble, sera-t-il sacrifié sur l’autel de l’ultra libéralisme états-unien ? 

Cette condamnation est bien l’arbre qui cache une forêt aux ombres inquiétantes pour chacun d’entre nous.  

Nous devons collectivement nous en indigner et combattre avec détermination cette dérive orchestrée dans l’atmosphère feutrée d’un tribunal de commerce.

 

Me Hachim Fadili est avocat et Sabine Sauvaux est entrepreneur.

 

Sources :

[1] Arrêts de la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation des 27 janvier et 22 juin 1982, de la Chambre sociale du 13 déc. 1995.

[2] Arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 21 mai 2002.

[3] Arrêt de la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation du 20 juin 1996.

[4] Arrêts de la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation du 23 mai 1978, de la Chambre sociale du 20 mars 1985, de la 2ème Chambre civile du 17 fév. 1983.

[5]  Arrêts de la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation des 10 oct. 2002 et 7 nov. 2002.

[6] Arrêt de la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation du 11 sept. 2013.

[7] « Google a encore payé un impôt riquiqui en France l'an dernier » (Capital - août 2022),

« L’impôt ridicule payé par Google en France l’an dernier » (20 minutes - août 2022),

« La mascarade de Google face au paiement de son impôt en France » (Siècle Digital - août 2022).

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