L’adieu au monde.
Tribune : L’annonce du nouveau confinement a au moins un mérite : nous savons désormais que, alimenté par un pouvoir médical devenu dictatorial au nom des meilleures intentions, l’esprit pétainiste a pénétré les hautes sphères de l’État français. Son mot d’ordre : punir l’insouciance, se cuirasser de résignation et de pessimisme. Une telle attitude traduit un profond changement de paradigme : nous ne sommes plus dans une situation de crise comme en mars dernier, mais de crainte, de peur panique qui, comme dans le sinistre tableau de Brueghel, acte le triomphe de la mort. Surtout, nous sommes arrivés à un niveau inouï de subversion orwellienne du langage, où l’on nous somme de nommer « solidarité » ou « protection de la vie », ce qui relève précisément d’un attentat contre la vie elle-même.
Jamais, en effet, la volonté de mort n’a été aussi cyniquement assumée par un exécutif qui a délibérément choisi de sacrifier la vie au nom de la santé ou, pour être plus précis, de l’idée qu’ils s’en font. L’OMS définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »[1]. Elle n’est donc pas simplement envisagée sous l’angle du bon fonctionnement physiologique de l’organisme, mais comme un état de bien-être général qui engage un certain type de rapport au monde.
Or, c’est précisément cela qui est voué à disparaître sous les assauts d’une doctrine hygiéniste folle, soutenue par quelques scientifiques ivres de gloriole médiatique, qui semblent considérer que les seuls morts dignes sont ceux frappés par la foudre coronavirus. C’est oublier, bien sûr, qu’on meurt aussi et au moins autant de chagrin, de misère, dans le désespoir et la précarité.
C’est un modèle de société totalitaire qui se dessine sous nos yeux : celui de la suspicion généralisée, où chaque individu, appelé à vivre masqué dans son terrier, est considéré comme une menace mortelle pour son voisin ; celui des délateurs et des corbeaux qui, après avoir vociférés, postillonnés et applaudis à leurs balcons en tapant sur des casseroles, dénoncent anonymement – noblesse oblige – le soignant qu’ils ne veulent pas avoir pour voisin ; celui du télétravailleur-consommateur enfermé dans sa « bulle sociale » aseptisée ; celui de la « distanciation sociale » et des chiens renifleurs de covid ; celui des spots publicitaires gouvernementaux culpabilisant les bien-portants, soupçonnés de propager joyeusement et inconsciemment la mort dans le monde.
Les Grecs, souligne Giorgio Agamben, distinguaient deux sens au mot « vie » : « zôê, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe »[2]. La doctrine sanitaire a choisi : le type de vie qu’il faut encourager est celui de la vie anémiée, exsangue, réduite à ses fonctions biologiques.
Cette situation fait courir un péril grave à la démocratie, qui ne s’épuise pas dans des procédures dites « participatives » ou des élections intermittentes. La démocratie n’est peut-être même pas d’abord une forme politique. C’est en premier lieu, pour le dire dans les termes de Jean-Luc Nancy, une métaphysique[3] ; un « ethos » antérieur à toute politique où chaque homme, en tant que chance et risque de lui-même, fait l’expérience partagée d’un monde commun. Dans Si c’est un homme, Primo Lévi décrit sa rencontre avec le docteur Panwitz lors d’un examen de chimie organisé à Auschwitz. Le regard que les deux hommes échangèrent, écrit Lévi, « ne fut pas celui d’un homme à un autre homme », mais un regard « échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents ».
Voilà ce à quoi nous assistons : à un crépuscule du lien humain et de la spontanéité souriante de la vie sociale, sacrifiés sur l’autel de l’hygiénisme.
Non, décidément, le monde ne se perd pas dans « l’irresponsabilité » et le « relâchement ». Il se noie dans sa folie médicale, et va tout droit vers l’atomisation des individus, la fragmentation des existences, la standardisation des comportements et l’oubli de soi dans la servilité. C’est une façon d’être au monde qui meurt à bas bruit sous la lumière blafarde des scialytiques. Le plus choquant, ce n’est même pas l’indifférence. C’est l’accueil enthousiaste des ravis de la crèche confinée, qui hier en appelaient à « siffler la fin de la récréation », voire, pour les plus fanatiques d’entre eux, à la dictature[4], et qui aujourd’hui acclament le confinement. C’est également l’injonction à accepter sans rechigner, à obéir sans réfléchir. Or, s’il est bien une leçon à tirer du XXe siècle, c’est que le mal ne dépend pas tant des monstres, comme l’écrivait encore Primo Lévi, mais se loge au cœur d’hommes ordinaires prêts à obéir sans discuter. C’est cela, la « banalité du mal ». Pour lui faire face, écoutons plutôt Vladimir Jankélévitch, dans sa Philosophie première : « On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien ». Nous paierons cher cet adieu au monde.
Ludovic Berton est attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche en droit public, Université Paris-Saclay - Faculté de droit et science politique d'Evry Val-d'Essonne
[1] Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, tel qu’adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York, 19-22 juin 1946. [2] Giorgio Agamben, Homo sacer, vol. I, Le Pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 9. [3] Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, p. 62. [4] Je me réfère ici aux propos d’Axel Kahn, humaniste devant l’éternel : « Face à une pandémie, c'est un inconvénient d'être dans une démocratie et encore plus dans une démocratie contestataire. On le voit très bien, cette exigence de ne pas se plier à quelques préconisations sanitaires ou autres, que ce soit chez mouvements de résistance aux États-Unis d'Amérique, en Allemagne aussi bien ou en France, ce sont des phénomènes qui nuisent à l'efficacité des mesures sanitaires. La démocratie, de ce côté-là, peut être un avantage pour énormément de choses mais pas d'un point de vue sanitaire par rapport au virus » (Propos tenus sur France Culture, dans l’émission « L’invité(e) des Matins », le 6 octobre 2020).
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