Frédéric Lenoir : « Je refuse catégoriquement un transhumanisme radical qui recherche l’immortalité »
Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, estime que nous vivons le 5ème grand tournant anthropologique et sociétal de l’humanité. Dans son dernier livre « L’Odyssée du Sacré », il pointe les trois grands défis de notre époque : la crise environnementale, le transhumanisme et l’intelligence artificielle. Notre interview exclusive.
Pourquoi l’Homo sapiens est-il aussi un Homo spiritus ?
F.L : Depuis son apparition, l’homme est le seul animal social qui ritualise la mort et cherche à donner un sens à sa vie. De ce sacré sont nés les grands courants spirituels et religieux.
Le sacré pour moi est un sentiment universel d’admiration, d’émerveillement devant la beauté du monde, devant le mystère de la vie et de la mort. Le Dieu de Spinoza, le Dieu de la nature qui nous relie au cosmos, n’est pas mort !
Quelle différence faites-vous entre la religion et la spiritualité ?
F.L : La religion est une organisation collective, culturelle, identitaire. C’est l’appartenance à une communauté avec des croyances et des rituels. La spiritualité est individuelle, c’est un exercice d’introspection. On peut adhérer à une religion sans avoir de spiritualité.
Vous soulignez que sur les huit milliards d’individus sur Terre, il y a plus de six milliards d’entre eux qui revendiquent une appartenance à une religion.
F.L : En effet, la majorité cherche à se conformer à un dogme collectif. C’est en Europe qu’il y a le moins de gens religieux et le plus de gens ayant une démarche spirituelle. Comme Emmanuel Kant le soulignait, chaque individu entend être le législateur de sa propre vie. A mon sens, ce qui a le plus nui à l’église catholique c’est sa position contre la contraception et l’avortement. Les femmes doivent pouvoir choisir d’être ou pas mère.
© Corine Moriou - Frédéric Lenoir lors d’une conférence organisée par l’agence Alma Mundi en mars 2024
Vous dîtes être croyant agnostique ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
F.L : Les athées et les matérialistes pensent qu’il n’y a aucune origine à la création du monde. Pour moi, il y a un mystère de la vie qui nous dépasse. En cela, je suis croyant. Je suis agnostique, car je ne sais pas ce que c’est. Une intelligence cosmique, une énergie ? Je préfère ne pas la nommer.
Comment expliquez-vous le fanatisme religieux qui se développe aujourd’hui ?
FL : Il est lié à la globalisation du monde qui s’est accentuée en moins de 30 ans. Cela a créé un choc des cultures. Les peuples se replient sur leur identité. Le principal marqueur d’une identité culturelle c’est la religion. Les extrémistes hindous chassent les chrétiens et les musulmans d’Inde. En Birmanie, une minorité musulmane est persécutée par le pouvoir. L’Etat islamique revendique des attaques meurtrières de grande ampleur comme dernièrement l’attentat près de Moscou.
Comment lutter contre l’intégrisme et le malheur qu’il engendre, selon vous ?
F.L : L’antidote du fanatisme religieux, c’est la spiritualité. Notre société manipule les gens pour qu’ils consomment toujours plus. Ils entretiennent ainsi le système capitaliste qui détruit la planète. Dès lors que l’on intègre une dimension spirituelle dans sa vie, on sait que le bonheur est lié à la qualité de relation que l’on a avec soi-même, ses proches et les autres. Plus il y aura de gens qui font un travail sur eux, plus ils pourront avoir une influence bénéfique. La vraie révolution commence par soi-même.
Selon vous, nous sommes au 5ème grand bouleversement de l’humanité. Que voulez-vous dire ?
FL : C’est la thèse centrale de mon livre : lorsqu’il y a des modifications profondes des modes de vie de l’être humain, il y a un bouleversement des religions. Du passage du paléolithique au néolithique, l’être humain a quitté sa vie de chasseur-cueilleur pour se sédentariser. Il a alors abandonné l’animisme pour aller vers des dieux et des déesses de la cité. Aujourd’hui, nous vivons un cinquième grand tournant anthropologique et sociétal. Nos vies sont bouleversées, car notre cerveau se modèle différemment avec l’omniprésence du numérique.
Vous pointez du doigt les trois grands défis d’aujourd’hui que nous avons à relever : la crise environnementale, le transhumanisme, l’intelligence artificielle.
F.L : Si nous ne prenons aucune mesure à l’échelon mondial, l’humanité aura disparu dans un siècle. D’ici à 20 ans, il y aura de plus en plus de réfugiés climatiques. Des centaines de millions de personnes arriveront en Occident, car elles n’auront plus d’eau, plus de quoi se nourrir. L’étape suivante sera l’accélération du réchauffement climatique et un effondrement de tous les écosystèmes. La vie ne sera plus possible sur la planète pour les êtres humains. C’est pour cela qu’il y a des gens comme Elon Musk qui créent des programmes spatiaux pour quitter la terre.
C’est ce même Elon Musk qui s’intéresse au transhumanisme. L’entreprise Neuralink, qu’il a fondée en 2016, a posé en janvier dernier son premier implant cérébral sur un patient.
L.F : Il y a un transhumanisme modéré à des fins thérapeutiques pour ralentir ou supprimer certaines maladies comme Alzheimer ou Parkinson. Il peut se justifier. En revanche, je refuse catégoriquement un transhumanisme radical qui recherche l’immortalité. Une minorité de milliardaires caresse ce rêve. Mais à quoi bon vivre mille ans si c’est pour vivre sous antidépresseurs dans un monde violent et inhumain, et un environnement totalement dégradé ? On se trompe de combat. Mieux vaut vivre en bonne santé jusqu’à 80 ou 90 ans. Pour cela, nous devons engager tous nos efforts pour que la vie sur Terre ne se dégrade pas, mais s’améliore grâce à un engagement solidaire.
Que pensez-vous de l’intelligence artificielle ?
L.F : On voit les effets positifs : des métiers peu intéressants et des tâches fastidieuses vont disparaître. Nous allons gagner du temps. Mais je refuse catégoriquement ce nouvel humain augmenté de puces électroniques, soumis à l’intelligence artificielle. Des pionniers de l’IA disent que d’ici cinq à dix ans les machines seront plus puissantes que les individus. D’ores et déjà, des machines sont capables de détourner les systèmes de sécurité. Pourquoi ne pourraient-elles pas déclencher un conflit nucléaire ?
Quelle différence entre l’homme et la machine ?
L.F : L’ordinateur a une intelligence binaire, logique et analytique. L’homme a aussi cette intelligence, mais il a en plus le discernement, une intelligence émotionnelle et intuitive. En cela, son intelligence est supérieure. Einstein disait que les grandes découvertes scientifiques se sont faites d’abord avec l’intuition, puis avec la logique.
Des étudiants rédigent aujourd’hui leurs dissertations avec ChatGPT. Qu’en pensez-vous ?
L.F : C’est pathétique ! L’étudiant mémorise et progresse parce qu’il fait un effort intellectuel. S’il n’apprend rien, il devient un idiot savant dépendant des outils numériques. L’usage systématique du GPS nous a grandement simplifié la vie, mais a considérablement diminué notre capacité à nous orienter nous-mêmes.
Un être humain entièrement dépendant de machines et robots pour vivre n’aurait plus d’autonomie. On n’ose imaginer ce qu’il adviendrait de lui si ces outils venaient à ne plus fonctionner ou à lui être enlevés.
Après 30 ans de recherches, Frédéric Lenoir propose une grande fresque historique du sentiment du sacré depuis l’aube des temps jusqu’à nos jours
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