Rencontre avec Dominique Souse, l’une des dignes héritières de Doisneau et Cartier-Bresson

Auteur(s)
Corine Moriou
Publié le 27 juillet 2024 - 08:30
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Corine Moriou
« Une guerre laisse des traces sur trois générations », Dominique Souse, photographe, dans son atelier du 14ème arrondissement à Paris, en juillet 2024
Corine Moriou

Avec « Europa », Dominique Souse porte un regard grave et plein d’humanité sur les petites gens qui vivent en Europe. Ses photos argentiques en noir et blanc saisissent le quotidien abrupt (1980 à 2018) et l’avenir incertain d’une Europe malmenée. 

Dominique Souse nous reçoit dans son atelier d’artiste d’un quartier populaire du 14ème arrondissement, derrière la ligne de chemin de fer. Elle y a élu domicile dans les années 80, une époque bénie où elle partageait une grande cour avec César, Mirò et Brassaï qui y élaboraient leurs sculptures.  

« C’est ici que César a créé le Centaure qui domine aujourd’hui le carrefour de la Croix Rouge dans le 6ème arrondissement », mentionne-t-elle sur un ton amusé.  

Dominique est une femme qui, comme ses photos, assume une simplicité et un dépouillement nécessaires pour aller à l’essentiel. On ne peut comprendre son travail photographique si l’on ne l’interroge pas sur sa jeunesse.  

« Je suis née en 1953 à Singapour où je vivais en t-shirt et short et me baignais nue dans la mer. Puis, j’ai atterri à cinq ans dans le petit village de Buire, près des Ardennes, dans la campagne de la Thiérache couverte de neige. J’ai connu un décalage extrême avec le froid et les couches de vêtements. Mes grands-parents maternels m’ont élevée, me donnant le prénom de leur fille décédée pendant la guerre. »   

L’enfant est propulsée dans un milieu très modeste, proche de la nature et du monde paysan. Elle aime aller à la pêche ou cueillir les pissenlits dans les prairies avec son grand-père. Ce creusé affectif et spirituel l’aide à se construire auprès de gens simples et aimants.  

Elle a appris l’anglais, le malais et le chinois à Singapour, mais elle ne comprend pas le français. A l’école, elle résiste aux mots écrits et elle est fascinée par les images dans les livres … qui lui laissent deviner les textes. Au pays de l’absence de ses parents, elle vit de longues périodes de mutisme; elle apprend tardivement à lire.  

Ici est gravée la primauté de l’image sur le texte : Dominique développe une acuité et une sensibilité visuelle qui en fera plus tard une photographe  reconnue, inclassable. « Je prends le relais du langage, j’écris par l’image », relève l’artiste aux  yeux bleus perçants qui l’apparentent à un félin sauvage. Sauvage, elle l’est. C’est sûr. Mais ouverte sur le monde, les autres, elle l’est aussi.   

Destins croisés avec Robert Doisneau, Man Ray, Diego Giacometti...  

Son père lui offre un Rolleiflex 6X6. A la Maison des jeunes et de la culture, elle découvre le tirage photo. Fille au pair à Lille, elle suit des études de lettres. Puis, elle part à Paris pour étudier à la Sorbonne l’histoire de l’art et décroche une licence de cinéma. « C’est à cette époque que j’ai rencontré le peintre argentin Sergio de Castro qui allait devenir mon mari. Il m’a initiée à la peinture, la musique, le cinéma qui ont nourri mes photos. Nous avons fait de belles rencontres avec des artistes comme Man Ray, un homme drôle, plein de fantaisie. Nous fréquentions Diego Giacometti ainsi que Lee Miller qui venaient à la maison.» 

Elle réalise son premier livre « Vitrines de Paris » aux côtés de Robert Doisneau. Elle a le privilège d’assister le tireur des clichés d’Henri Cartier-Bresson. Ces destins croisés l’influencent, lui donnent des ailes. Comme ces grands maîtres, elle préfère le noir et blanc.  

Mais comment échapper aux vaches maigres ? Elle donne des cours de prise de vue à des jeunes gens dans le cadre de l’ADAC, l’Association pour le Développement de l’Animation Culturelle. De grandes entreprises lui demandent de « valoriser les hommes et les sites ».  

Elle fait des photos de mode pour l’agence FAM et rencontre des photographes légendaires comme Sarah Moon, Peter Lindbergh …   

Ce parcours éclectique - qui l’a nourrie et amusée - lui a permis d’évoluer dans toutes les strates de la société. Mais l’âme de Dominique reste définitivement marquée et accrochée aux tempêtes de l’histoire. La photo « people », « glamour » ou provocatrice n’est pas son registre. Ce serait pourtant tellement facile… 

Des photos du quotidien, témoignages des scories d’une Europe meurtrie 

Le bel ouvrage de photos argentiques en noir et blanc intitulé « Europa » n’est pas une géographie, mais une histoire, celle de l’Europe des années 80 à 2018... Comme si l’appareil photo avait voulu se taire juste avant le Covid.  

On retrouve Dominique s’aventurant en Belgique, en Allemagne, en Espagne, en Grèce, en Pologne, en Albanie, au Danemark…  

Elle conjugue l’Asie de ses premières sensations et le Nord sévère de son enfance pour faire émerger des photos du quotidien, témoignages des scories d’une Europe meurtrie.  

Son œil se nourrit du présent mêlé au passé qu’elle ne veut (et ne peut) oublier.  

Il y a bien sûr en toile de fond le traumatisme de ses grands-parents qui ont été chassés par les Allemands, ont vécu l’exode, ont perdu trois enfants pendant la guerre. 

La douleur, la pauvreté, l’inquiétude sont au cœur de son travail photographique. Mais il y a aussi la joie, l’espérance à travers la solidarité des petites gens. C’est un livre plein d’humanité qui, en dépit de ses images crues et sans concession, réchauffe le cœur. L’homme n’est pas si mauvais… 

Deux petits garçons construisent un radeau avec des bouts de bois abandonnés (Naples, 1985), l’une des photographies de Dominique Souse publiée dans « Europa » 

La première photographie (Belgique) ressemble à un baptême symbolique: un jeune homme se baigne, son ami sur la rive lui tend un grand drap de bain blanc. A partir de là, commence le récit. Les enfants sont très présents dès les premières pages. A défaut de jouets, ils inventent. La couverture du livre montre un gamin qui s’amuse avec un jet d’eau (Berlin Est). Les fenêtres de l’immeuble gris qui l’entourent ne sont pas muettes. Elles le regardent, elles sont la vie. Deux petits garçons construisent un radeau avec des bouts de bois abandonnés (Naples).  

Une fillette tend un chat à un vieil homme (France). « J’avais offert ce chat à mon grand-père qui était déprimé après le décès de sa femme. Il s’est suicidé la veille de l’accrochage de ma première exposition à La Voix du Nord », commente la photographe.   

Dans ce corpus, l’accent est mis sur les liens intergénérationnels. Une fillette veille sur sa grand-mère aveugle (Italie). Un mariage est célébré dans un cimetière. Quelques paysages froids (Danemark, Albanie) se glissent dans les pages. Les regards sont tendus, méfiants, ailleurs. Comme si un conflit pouvait brutalement se déclencher sur la terre d’Europe.  

« Depuis 1945, les guerres se sont tues, à l’exception de l’histoire douloureuse des Balkans. Elles reviennent avec la Russie et l’Ukraine, Israël et le Hamas… Une guerre laisse des traces sur trois générations. Je fais partie de la troisième. Les jeunes ne captent pas les signaux avant-coureurs d’une éventuelle guerre. »  

Dominique Souse est une femme douce et pudique. Elle ne montre pas l’inquiétude des survivantes, la résilience des femmes fortes. Sans ce livre, qui aurait deviné qu’elle ait vécu un destin si âpre ?  

 « Europa » de Dominique Souse : 57 photos argentiques en noir et blanc, une magnifique préface de Carole Naggar, historienne de la photographie, poète et écrivain. Publié chez Mare & Martin, janvier 2024, 29 euros. www.mareetmartin.com.  

 

Pour aller plus loin :  

www.dominiquesouse.com 

https://www.instagram.com/dominiquesouse/ 

 

 

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