Effets secondaires possibles d’une récente "constitutionnalisation"
TRIBUNE - La classe politique vient, au nom de la liberté des femmes à jouir de leur corps, de constitutionnaliser l’avortement. Lequel, dans la législation actuelle, peut être pratiqué dans certains cas sur « ce » qui n’est pas un enfant d’un point de vue juridique, mais « ce » qui est un enfant achevé et viable du point de vue de la réalité.
La protection d’une règle - nouvelle ou ancienne- (quelle qu’elle soit) tirée de sa « constitutionnalisation » est en réalité assez illusoire. Parce qu’elle dépend en réalité de la position des juges du moment. Qui acceptent ou pas de paralyser la mise en œuvre de ladite règle (1) (4).
Jadis, les règles édictées par le pouvoir ne pouvaient pas être « touchées » par les juges. Auxquels les bourgeois de 1789 - qui ravirent le pouvoir de décision aux propriétaires fonciers- instruits du comportement des juges du moment, interdirent (loi des 16-24 août 1790), et après en avoir modifié le mode de recrutement, de suspendre l’application des lois, et même de les interpréter. (2)
Mais il fut rapidement prévu (loi des 7-14 octobre 1790) que les décisions administratives pouvaient être portées devant le roi, chef de l’administration générale, lequel pouvait les annuler en cas d’incompétence (2). Travail fait par des conseillers, qui prirent leur indépendance et qui constituèrent un jour le Conseil d’Etat que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, les décisions du pouvoir exécutif se trouvèrent, sauf les exceptions décidées par le juge, possiblement annulables.
Pendant longtemps, les décisions qui avaient fait l’objet d’un vote des assemblées (les « lois ») - essentiellement votes d’approbation des décisions du chef de l’Etat ou du président du conseil des ministres- échappèrent à cette censure juridictionnelle.
Par conséquent, lorsque les gouvernants voulaient violer un principe, ils faisaient approuver la violation par un vote de leurs amis parlementaires (3).
Puis les organismes juridictionnels se mirent à décider que dorénavant, les lois, bien qu’actes ayant fait l’objet d’un vote des parlementaires, n’échapperaient pas à leur contrôle.
C’est ce que fit le Conseil constitutionnel (qui n’était pas prévu pour faire cela) en 1971 (affaire de la loi sur les associations). C’est ce que firent la Cour de cassation en 1975 (affaire Jacques Vabres) et le Conseil d’Etat en 1989 (affaire Nicolo), lorsqu’une loi française méconnaissait une règle figurant dans un traité. (2) (3)
En 2008, Nicolas Sarkozy et ses penseurs, eurent l’idée d’étendre le champ du contrôle sur les lois en permettant aux citoyens d’invoquer la violation d’un principe. Non immédiatement devant les juridictions ordinaires (comme ci-dessus), mais selon une procédure compliquée donnant la main au Conseil constitutionnel (« question prioritaire de constitutionnalité »).
Il reste que les juges n’ont pas encore décidé de s’intéresser aux règles auxquelles les gouvernants ont fait donner la « valeur » constitutionnelle. Règles qui peuvent « poser problème » au regard des libertés, de l’égalité, de l’intérêt général, du fonctionnement non faussé de la démocratie ou de la sauvegarde de l’avenir de la société
Mais, à y regarder de près, cette violation d’un principe se fait selon la même technique. Jadis, la violation était votée une fois par chaque assemblée. Lesquelles donnaient, ce faisant à la violation, la « valeur » législative. Et les juges avaient l’habitude de ne plus évoquer la violation alors même qu’ils la censuraient auparavant. Cela, c’est fini au moins pour l’essentiel (v. ci-dessus).
Mais aujourd’hui on « peut » techniquement encore violer un principe, en faisant confirmer la première violation acceptée par chaque assemblée, par une deuxième violation par les mêmes gens que l’on réunit ensemble pour ce faire (en « Congrès »).
Il est probable que les juges, un jour, diront : « trop, c’est trop ! ». Et qu’ils contrôleront, comme ils ont fini par le faire avec les « lois ordinaires », les textes que les individus occupant le pouvoir, auront mis en place. En faisant jouer mécaniquement de simples procédures à l’issue desquelles seul le vocabulaire aura changé.
Que l’on ne réprime pas systématiquement l’avortement est une chose. Mais que l’on fasse passer l’avortement pour le droit à disposer de son corps, c’est quand même « gros ». Comme il a été gros, il y a peu de temps, de porter atteinte (grâce à des « lois » engendrant des décrets) à la liberté de prescrire des médecins de ville, de faire marcher la population au pas cadencé, de sanctionner les membres de certaines professions qui résistaient à des décisions politiques dont le fondement était manifestement problématique.
Ainsi, la « constitutionnalisation » de l’avortement, sera peut-être un élément qui, s’ajoutant aux précédents, inspirera, aux juges (de demain) l’idée d’un revirement de jurisprudence.
Marcel-M. MONIN
maitre de conférence honoraire des universités
- Concrètement : Les effets attachés à la « constitutionnalisation » du droit des femmes à la jouissance de leurs corps, garanti par l’avortement, sont renvoyés à des conditions en cascade : 1/ ll faut que des majorités parlementaires ne restreignent pas, par exemple, les motifs et le délai pendant lequel l’avortement pourra être pratiqué. 2/ Il faut aussi que le juge accepte de dire, le cas échéant, que la disposition législative nouvelle restrictive méconnait la portée du principe constitutionnalisé.
- Cité dans notre « droit administratif pratique » ( cours publié chez Erasme) . Décisions reproduites dans le recueil de jurisprudence : « Arrêts fondamentaux du droit administratif » . Ed. Ellipses.
- Sur ces questions, v. notre : « Textes et documents constitutionnels depuis 1958. Analyses et commentaires ». Dalloz - Armand Colin.
- Un exemple pour faire comprendre : les maires réservaient des emplacements de stationnements pour les véhicules municipaux. Le Conseil d’Etat annulait ces arrêtés municipaux au motif que ces textes méconnaissaient le principe de l’égalité des usagers des voies publiques. Le pouvoir fit voter en 1957 une loi qui autorisait les maires à le faire. Puisqu’une loi autorisait la violation, le Conseil d’Etat se mit à refuser d’annuler les interdictions qui furent à nouveau signées. Sur ces questions, v. aussi nos analyses : « Réflexions à l’occasion d’un anniversaire : trente ans de hiérarchie des normes » ( recueil Dalloz 1990, p. 27) ; « La hiérarchie des normes n’existe pas » (recueil Dalloz. 2 sept 1999, n° 30, p. 1)
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