Du métier d’observateur international à celui de journaliste

Auteur(s)
Jean Neige, pour FranceSoir
Publié le 01 juillet 2022 - 21:30
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Journalisme
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Du métier d’observateur international à celui de journaliste
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TRIBUNE - À propos de l’auteur : ancien fonctionnaire international, j’ai toujours travaillé dans ou sur des pays en crise, soit après un conflit, soit pendant, souvent en tant qu’observateur, dans différents pays, avec diverses organisations.

Ces dernières années, j’étais déployé dans le pays qui a fait du ciel bleu et des blés jaunes son drapeau, notamment dans le Donbass, de part et d’autre de ce qu’on appelait la ligne de contact. J’ai donc appris à connaitre cette zone comme personne d’autre, car nous avions un accès privilégié à la ligne de front et aux parties des deux côtés. « Aucun diplomate, aucun journaliste déployé dans le pays n’avait accès à autant d’information que nous ». En ce qui concerne ces derniers, s’ils se risquaient dans les zones contrôlées par les séparatistes, ils devenaient interdits de séjour du côté contrôlé par le gouvernement ukrainien, d’abord parce que leur séjour là-bas impliquait du point de vue ukrainien qu’ils avaient traversé illégalement la frontière de l’Ukraine entre la Russie et la partie du Donbass contrôlé par les séparatistes. Ils pouvaient ensuite être inscrits comme tant d’autres sur le site Myrotvorets listant les « ennemis de l’Ukraine ». Je n’ai pas connaissance d’un seul journaliste qui ait été autorisé par l’Ukraine à traverser la ligne de contact pour un reportage en zone séparatiste. Cela n’intéressait manifestement pas le gouvernement ukrainien, ne servait pas leur narratif. Mais nous n’avions pas ce problème. Notre statut diplomatique nous protégeait. Et notre mandat nous donnait un passage privilégié pour traverser les checkpoints.

La protection des sources

Ce mandat nous demandait avant tout de vérifier et d’écrire des rapports sur tous les incidents liés aux violations des droits de l’homme, en particulier celles liées au conflit et impactant des civils : bombardements, blessures, morts dans le pire des cas. Chaque sortie, chaque patrouille était l’occasion d’interviewer des gens, dans le but d’écrire un rapport. Nous rendions anonymes les témoignages le plus possible, avant tout dans les cas d’arrestations et de tortures, généralement traités de manière encore plus confidentielle, en liaison avec d’autres organisations, pour protéger les victimes ou leurs proches. Il ne fallait pas que les petites gens puissent subir des pressions ou des menaces à cause de nous. Le principe du « do no harm », ou « non nocere » nous guidait.

Autre point commun avec l’idéal du journalisme de protection des sources !

Une exigence d’objectivité… au moins en théorie

Nous parlions aux civils et aux soldats de tous bords, aux responsables politiques et administratifs, même si c’était plus compliqué du côté séparatiste parce que nous ne les reconnaissions pas officiellement.

Notre travail, au moins en théorie, n’était pas de construire ou d’alimenter un narratif, mais de nous en tenir aux faits observables, dans le moindre détail. Quand nous arrivions à la conclusion de la direction d’où provenait un bombardement, nous mentionnions juste une direction cardinale, sans attribuer à telle ou telle partie la responsabilité du bombardement. Chaque camp pouvant accuser l’autre de bombarder son propre camp (bienvenue en Ukraine !), notre organisation refusait d’en attribuer la responsabilité, de même pour les simples violations du cessez-le-feu.  Encore un point commun avec l’idéal du journalisme : séparer les faits bruts de l’interprétation, distinguer l’observable et le propos rapporté.

Cela dit, l’expérience du terrain montrait que les troupes ukrainiennes apparaissaient comme bien plus responsables de ces violations que les séparatistes, et cela apparaissait dans les statistiques sur les victimes civiles et les études d’impact qui n’étaient pas publiées. L’exigence d’objectivité avait malheureusement ses limites, en particulier quand cela pouvait mettre l’Ukraine, et par conséquent la Mission, dans l’embarras. Il fallait ménager l’Ukraine pour ne pas qu’ils nous expulsent, m’a-t-on dit.

Les propos rapportés n’étaient généralement pas publiés, même quand ils étaient concordants et donc plus crédibles. Ils ne contribuaient qu’aux éléments d’analyse et de compréhension en interne dans les bureaux de terrain. Le système de compte rendu écrit étant ce qu’il était, le siège à Kiev ne voyait rien de ces éléments d’atmosphère. Les gens du QG ne pouvaient découvrir cette réalité que lors des visites sur le terrain. Bien souvent, dans le Donbass contrôlé par l’Ukraine, les gens accusaient l’armée ukrainienne d’être responsables de tel ou tel bombardement. Mais un manager de haut rang avait balayé cela d’un revers de main dans une réunion en déclarant tout simplement que les gens mentaient. C’était plus pratique.

Plus prosaïquement, certains dans la chaine de management bloquaient ou censuraient parfois ce qui ne convenait pas au narratif de leur pays ou à celui de l’Ukraine. Ils étaient le plus souvent anglo-saxons (aucun Russe n’avait de poste ni dans la chaine de Reporting, ni dans celle du management, et ils n’étaient donc pas en position d’influence). Certains se sont même permis de falsifier des rapports, ou d’ajouter des détails qui n’y étaient pas. Mais cela restait relativement rare. Il y avait deux niveaux de publication, les rapports publics, généralement quotidiens, et les rapports hebdomadaires ou thématiques, plus analytiques et destinés aux chancelleries des Etats membres de l’organisation. La censure interne était fréquente avant publication, toujours dans le même sens.

Évaluation de l’information

Evaluer la valeur d’un propos rapporté relève souvent d’une certaine part de subjectivité. La manipulation est toujours possible. Mais évacuer tous les témoignages à cause de ce risque peut aussi nous faire passer à côté de réalités tangibles, comme ce fut le cas dans la mission à laquelle j’appartenais.

Les gens du renseignement ont un autre système. Ils rendent compte de tout, histoire de ne pas risquer de louper quelque chose d’important, mais ils attribuent des coefficients de crédibilité aux sources et aux propos rapportés. À charge ensuite aux analystes d’en faire une synthèse, distinguant toujours le fait de l’interprétation et savoir utiliser le conditionnel à bon escient. Le métier de journaliste se rapproche aussi de celui d’un analyste en renseignement.

De la frustration du manque d’impact de l’observateur vers le journalisme

Quand on travaille pour une organisation internationale, on pense pouvoir avoir un impact, plus vers les décideurs (les ambassades et au-delà les gouvernements) que vers le grand public. Mais tous les pays ont des objectifs politiques avant tout. Ils servent un narratif correspondant à ces grands objectifs, affaiblir tel pays perçu comme une menace, plaire à tel autre perçu comme une puissance incontournable.

Pour les grandes puissances, la réalité du terrain compte moins que les objectifs politiques. Le principe de la défense des droits de l’Homme est à géométrie très variable. Trop d’informations collectées en Ukraine ne servaient pas le narratif de l’Ukraine et de l’OTAN. Elles ont donc été ignorées et censurées.

Après des années de frustration, et alors que le monde semble au bord de la troisième guerre mondiale à cause d’un pays que j’ai connu si intimement, j’ai donc pensé que le temps était venu de contribuer autrement à recherche et communiquer la vérité du terrain, pour tenter d’avoir plus d’impact.

Sur la base de la masse important d’informations que j’ai pu amasser, je me sens bien plus à même de pouvoir contextualiser et analyser ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, dans ce drame collectif, que la grande majorité des journalistes et commentateurs.

Des sources ignorées, des informations parcellaires

Je continue de consulter les médias locaux séparatistes, ignorés en Occident et qui ont fait leurs preuves. Ils étaient la plupart du temps notre première source d’information pour les bombardements et les victimes civiles. Je ne les ai jamais vus mentir, sauf dans un cas pas forcément volontaire où une femme forte tuée avait initialement été présentée comme une femme enceinte. Cela dit, ils ne rendront pas compte de ce qui ne les arrange pas.

Les deux parties du conflit ne relayaient les informations de nos rapports publics, par exemple sur les violations des règles concernant le déploiement d’armes lourdes, que dans les cas où c’était l’ennemi qui était épinglé. Les violations de leur propre camp étaient passées sous silence.

Expériences et précautions

À l’inverse, j’ai appris par l’expérience que les propos du ministère de la Défense ukrainien et du SBU, les services secrets, comme ceux des grands dirigeants ukrainiens sont trop souvent sujets à caution. Les exemples ne manquent pas. On ne peut certainement pas les croire sur parole, car ils sont champions de la manipulation. Les médias ukrainiens quant à eux doivent servir le narratif officiel sous peine de sanctions, comme la fermeture pure et simple, ou d’attaques physiques par les nationalistes d’extrême droite ukrainiens (Azov, Pravyi Sektor, Natsionalnyi korpus …). Là encore les exemples sont nombreux. J’ai parlé à de nombreux journalistes en Ukraine et beaucoup ont été personnellement menacés, voire torturés. Et ils sont donc rentrés dans le rang. La presse ukrainienne n’est donc malheureusement pas fiable.

Alors qu’on ne cesse de nous présenter les médias russes comme des instruments de pure propagande, d’où leur interdiction en Europe comme en Ukraine, je ne les ai jamais pris en flagrant délit de mensonge. Il y a certes un angle, qui consiste généralement à contrer les narratifs de l’Occident - d’où leur bannissement - mais cela s’arrête là. On a coutume de dire que la vérité est la première victime des guerres. Cela est on ne plus exact de par mon expérience. Et que les gens ne s’imaginent pas que seul l’autre ment, dissimule ou manipule.  Se contenter d’un seul point de vue sur une guerre est la quasi- garantie d’être mal informé, voire désinformé.

Après la censure inique contre les médias russes décidée par la Commission européenne, sans aucun argument juridique, en dehors de ses attributions et avec l’aval immédiat de tous les pays membres sans la moindre réserve, j’ai commencé à rechercher des informations sur les réseaux sociaux, entre autres Twitter et Telegram pour pouvoir continuer de recueillir l’autre point de vue sur la guerre en Ukraine.  Beaucoup d’informations brutes y circulent, notamment des vidéos. Après plusieurs mois de consultations, je pense distinguer assez bien les limites, mais aussi les atouts de ces sources. En liaison avec ma connaissance du terrain, je les exploiterai donc dans de futurs articles.

Je remercie FranceSoir pour cette opportunité de passer du métier d’observateur à celui de journaliste. C’est quelque part une suite logique d’essayer de contribuer à informer sur la réalité et les enjeux ô combien importants de ce qui se passe en Ukraine par le biais de l'expertise de terrain qui est le propre tant du journaliste que de l'observateur.

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