The Truman Show de Peter Weir (1998)
CRITIQUE - « Avoir un public, penser à un public, c'est vivre dans le mensonge. » Milan Kundera
The Truman Show est un film américain du réalisateur australien Peter Weir sorti en 1998 avec Jim Carrey dans le rôle de Truman Burbank et Ed Harris dans celui de Christof. Le scénario est écrit par Andrew Niccol, par ailleurs réalisateur néo-zélandais de Bienvenue à Gattaca (1997), S1m0ne (2002), et Lord of War (2006). Il s'inspire sans le dire nommément d'un des romans Le Temps désarticulé du célèbre écrivain de science-fiction Philip K. Dick (auteur de Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre de Blade Runner) dont il reprend l'idée de départ. Le film est une œuvre dystopique : le thème d'un monde idéal se transformant en cauchemar. Il est à cet égard une variation des romans Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley ou de 1984 de Georges Orwell (monde totalement contrôlé), héritage provenant des récits de la Renaissance (La Cité du Solei de Campanella, L'Utopie de Thomas More, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon).
Toutes ces références convergent vers la perte de l'humain, l'indistinction du rêve et de la réalité, ou la remise en question du statut de l'identité de l'homme dans le monde (versant de l'allégorie de la caverne dans La République de Platon). Les romans (Don Quichotte de Cervantès ou La Vie est un songe de Calderón) ou des films comme Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick ou Belle de jour de Luis Buñuel abordaient le même thème sous des angles différents. Il s'agit du sujet majeur de The Truman Show dont l'apport est de le placer dans l'univers aseptisé des médias mondialisés.
Le film prend place dans un contexte particulier. Les années 1920-1930 avaient vu l'emprise croissante des médias (la radio, le cinéma), puis après la Seconde Guerre mondiale, la télévision a pris le dessus. Il est symptomatique que cette emprise des médias aille de pair avec l'apparition des totalitarismes et de l'enrôlement du sujet dans des masses agglutinantes. Les idéologies totalitaires (stalinisme, nazisme) ont tout de suite compris l'impact que ces médias, par la technique et la vitesse de propagation, avaient sur les consciences. Avec l'apparition de ce que l'on a appelé la société de consommation, et celle du marketing et de la publicité fondée sur l'émancipation de l'individu, la démocratie libérale a étendu son emprise sur les personnes en renonçant à l'autoritarisme, mais en promouvant un nouveau type d'individu par l'intermédiaire de la téléréalité, du divertissement, d'un climat enjoué et souriant.
C'est dans ce climat que prend place le film au début du XXIᵉ siècle. Il évoque l'existence de Truman (cadre d'assurance marié à une infirmière nommée Meryl) sur le ton de la comédie, angle en adéquation avec le style de vie tranquille représenté par la petite ville américaine balnéaire baptisée du nom de Seahaven, en fait une île, gigantesque coupole géodésique, mixte entre le parc d'attractions et le camp de concentration. La mise en scène de Weir et la photographie « propre » de Peter Biziou avec ses cadrages harmonieux et lumineux, son montage classique, jouent de cet aspect. Tout semble décontracté. Il fait beau, facticement beau. La mise en scène, logiquement, ne doit pas être « fragmentée » (caméra à l'épaule), mais au contraire se confondre, en tant que représentation, avec cette imagerie idyllique de l'ancestral mythe du paradis comme l'indique le nom de l'île.
Si progressivement la machine se grippe et si la représentation paradisiaque est ruinée par une autre représentation, celle du film lui-même, dynamitant intrinsèquement le processus qu'il met en œuvre, le cinéaste ne joue jamais d'un quelconque suspense concernant la vie de Truman. Dès le début, en un montage alterné, il montre des personnes qui s'adressent à nous comme si nous étions des téléspectateurs ! Mise en abyme évidente et terrible concernant le spectateur en face du film de Peter Weir. On y parle d'ailleurs de la perte de la frontière entre vie privée et vie publique (thème fondateur du film) et Meryl (la femme de Truman) s'en réjouit !
Le comble est que tout fonctionne à découvert et que ce monde accepte de prendre un être humain comme cobaye au point qu'un réalisateur a fait de sa vie une fiction pour l'élaboration 24h/24 d'une téléréalité à l'échelle planétaire. Depuis sa naissance, son existence n'est qu'un gigantesque plateau de tournage. Lui seul l'ignore. Tous ses proches, sa mère, sa femme, ses collègues de travail, son meilleur ami Marlon sont des acteurs qui jouent un rôle. Il est donc normal que Truman soit le seul à ne pas être au courant, car dans le jeu, il doit être « sincère » comme le voulait Christof. Chacun sait que dès qu'une personne a conscience d'être filmé, elle surjoue ou se joue un rôle.
The Truman Show nous montre d'emblée la manipulation affective et psychologique dont est victime Truman, système logique dans une société qui a fait de la transparence son idéal ultime. C'est ce que dit Christof au tout début : « On s'est lassés de voir des acteurs simuler des émotions. On en a assez de la pyrotechnie et des effets spéciaux. Si le monde dans lequel il vit est, à certains égards, factice, Truman, lui, ne fait pas semblant. Pas de scénario, pas de fiches. Ce n'est pas du Shakespeare, mais c'est authentique. C'est une vie.». La suprême manipulation est de faire croire que l'on montre la vie réelle alors qu'il s'agit d'un show télévisé qui la dissimule tout en la simulant. Le produit maintenant, c'est vous ou moi, l'intériorité humaine dans le fait qu'elle peut être modelée à notre insu pour nous faire admettre ce que nous sommes sans l'avoir choisi.
Truman mène sa petite vie tranquille et heureuse, sort de chez lui, des voisins lui sourient et lui disent bonjour, il achète son journal et se rend à son travail... Cycle répété chaque matin. Il est observé, scruté, surveillé par tout un tas de caméras qu'il ne voit pas : dans sa voiture, chez lui, dans sa cave, dans sa plus stricte intimité. Nulle part, il ne peut échapper à l'implacable surveillance. Sa vie privée est anéantie. Ce que nous perdons nous-mêmes à l'heure d'internet et des réseaux sociaux comme le montre succinctement un épisode de Mr Robot (saison 4, épisode 2). Car si cette surveillance et ce contrôle sont déjà effrayants, ce n'est pas cet aspect qui est le plus répréhensible. Le plus terrifiant, c'est que tout le monde y participe et est transformé en consommateur de la vie des autres et que ce processus soit intériorisé au point d'en être accepté et légitimé, devenant une sorte d'algorithme humain à l'échelle planétaire.
Une série d'incidents va miner cette représentation liftée du monde. Tout d'abord, un projecteur HMI qui tombe du ciel immaculé. Truman croit voir son père en clochard, épisode traumatique et fictionnel qui est une faille dans son identité, mais volontaire dans l'élaboration du scénario. Ce père était censé s'être noyé dans un accident de bateau quand Truman était garçon. Il est emmené par des inconnus bien que Truman tente de le rattraper.
Puis, dans la vie de Truman, minutieusement élaborée comme une fiction, mais aussi bien réelle pour lui, une autre faille est la femme qu'il convoitait, Sylvia (Natascha McElhone), mais que le scénario a écartée volontairement pour lui désigner Meryl (Laura Linney), moins rebelle, que Truman a dû épouser. Sylvia veut lui faire prendre conscience que sa vie repose sur un leurre. C'est la scène où il s'échappe avec elle sur la plage avant qu'elle soit embarquée par son prétendu père qui la fait passer pour folle. Là, elle lui révèle tout, que sa vie est fictive et que tout ce qui l'entoure est un décor de théâtre. La facticité de son mariage se révèle quand Truman tente de reconstituer le visage de Sylvia avec des figures de mannequin arrachées de magazines qu'il achète chaque jour au kiosque.
Comme chacun de nous a pu l'expérimenter dans sa propre vie, Truman ne réalise pas immédiatement le leurre. Tout d'abord, la radio de sa voiture qui se branche sur un régisseur organisant le tournage. Truman comprend et ne va pas à son travail. Il effectue un tour complet dans l'entrée et ressort. Il regarde le monde autour de lui comme s'il comprenait le jeu de dupes. Que tous ces gens ne sont que des figurants ! Il manque de se faire écraser, mais saisit qu'il ne risque rien. Tout puissant. Il pénètre dans un immeuble et découvre qu'il y a un décor derrière un ascenseur. Il tente de faire comprendre le problème à son ami Marlon. Bien que les comédiens fassent des tentatives pour l'en dissuader, il décide d'explorer le monde extérieur à Seahaven. En particulier, il veut se rendre aux îles Fidji où vit son ancienne petite amie Sylvia.
Truman ne peut quitter l'île et on fait tout pour l'y faire rester. On lui a inculqué la peur des chiens et la peur de l'eau suite à la noyade de son père. Quand il veut prendre un billet pour les Fidji, l'hôtesse lui déclare qu'il n'y a pas de place avant un mois. Il veut alors prendre un car pour Chicago : celui-ci tombe en panne. Truman parle à sa « femme » de ses doutes : « On verra passer une dame sur un vélo, un homme avec des fleurs, puis une Coccinelle cabossée » dit-il en subodorant que la « réalité » se répète dans un étrange cycle mécanique. Il embarque alors sa femme à Atlantic City sur un coup de folie : on crée un immense embouteillage. Il se dirige vers la Nouvelle-Orléans : on déclenche un incendie puis on lui barre la route à cause d'une fuite à la centrale. Un agent le reconnaît et Truman fuit dans une forêt avant d'être arrêté et ramené à la maison. Sa femme lui annonce qu'elle va lui préparer un bol de Mococoa et il lui demande à qui elle parle. Sous la menace, elle crie : « Faites quelque chose ! » Truman pense qu'elle est de mèche. C'est alors qu'intervient son ami Marlon (Noah Emmerich). Ils se rendent sur une autoroute en construction et discutent. Scène clef.
La subversion ultime est bien l'ancrage affectif et intime que l'on fait subir à Truman, notamment avec son meilleur ami Marlon qui répond : « Je suis ton meilleur ami depuis l'âge de 7 ans. ». Comment mentirait-il puisque Marlon a bien été à l'école avec Truman ? Dans une scène éloquente, Marlon dit avec un calme cynisme : « Je me précipiterais sous une voiture pour toi, Truman. Et jamais, je ne te mentirai. Rends-toi compte... Si tout le monde est de mèche... alors, moi aussi » au moment où Christof, comme au théâtre, lui souffle ce qu'il doit dire.
La confusion entre réalité et fiction atteint son comble quand on dénonce le mensonge et que l'on ment ouvertement en même temps. Le mensonge intégral. Il n'y a pas d'ailleurs que Truman qui est une fiction. Ses proches en sont une sauf qu'ils le savent. Comme toute fiction mélodramatique, Marlon a retrouvé le père de Truman (défaut du film qui n'en reparle plus). Subversion ultime après l'ami. L'ancrage existentiel est le meilleur moyen de taire la conscience critique à condition qu'il soit redistribué sous forme de représentation allégée qui phagocytera le monde réel.
Tout le monde est pris à son propre jeu dans la scène où Truman revoit son père. Alors même qu'ils sont au courant de la manipulation, techniciens comme téléspectateurs sont « émus » et ont les larmes aux yeux par les retrouvailles. Or, ils savent pertinemment que tout n'est que décor ou que le père de Truman est un faux manifeste. C'est dire que la séduction du kitsch possède une force considérable au point de mystifier celui qui la promeut ou ceux qui y assistent, en parvenant à substituer le monde réel par un monde fabriqué alors que le processus a lieu sous leurs propres yeux. La simulation atteint son point ultime.
La seconde partie met en place le monde omniscient de Christof au moment où Truman vacille. Par ailleurs, Christoff peut être vu comme une allusion au « Dieu tout-puissant », mais ce Dieu existe, lui, et c'est un réalisateur de télévision. Christof a tous les pouvoirs sur Truman dont il a organisé les aspects intimes de sa vie. Sa marionnette n'est pas en bois, mais en chair et en os. Il n'est pas le personnage le plus odieux. Ce sont les téléspectateurs qui ont abandonné leur propre vie intime, se conformant et s'agglutinant aux péripéties de Truman dont ils se délectent en toute conscience.
Le réalisateur parle comme le ferait un dieu, par une voix qui descend du ciel et lui révèle la réalité (le plan sur le « ciel » nuageux où percent les rayons du soleil est explicite). Christof déclenche la foudre, fait souffler le vent et la tempête, déchaîne les éléments, ordonne au jour de se lever. En somme, il contrôle la Nature. Comme Dieu, Christof, par l'intermédiaire de la technique, voit tout et sait tout. Si l'on peut aisément filer la métaphore du rapport à la divinité, le film déplace subtilement le "Dieu est mort" de Nietzsche à un simple être humain, façon de dire que, historiquement, les superstitions n'ont pas disparu, mais qu'elles se sont simplement déplacées sur l'être humain lui-même dont on gère l'ego pour le divertir avec des fariboles : un jeu télévisé et l'illusion du paradis façon XXIᵉ siècle. Dès lors, chaque homme, enfermé dans sa subjectivité, est à son tour comme un petit Dieu omnipotent, réclamant agressivement sa part de jeux et d'amusements pour oublier la vie, la réalité (comme la maladie et la mort), afin de sortir de la condition humaine. Nouvelle religion.
Sous le règne du divertissement intégral, il fallait que l'ancien Dieu laissât place à un nouveau Dieu. Au Dieu du monde d'avant est advenu un Dieu postmoderne qui, subtilité suprême, n'a plus les apparences de l'ancien Dieu afin d'effacer ses précédentes traces sanglantes. Il est devenu proche, souriant et décontracté tel un Steve Jobs qui répand le divertissement comme un marchand de sable sur la planète entière. Christof, nouveau Dieu, règne donc magistralement au point d'avoir aspiré le monde réel. Il a non seulement fait construire des décors et embarqué une équipe de tournage (5000 caméras), mais également la vie de centaines d'êtres humains (comme l'ami de Truman) qui doivent accompagner la vie de son cobaye, jour après jour, nuit après nuit, devant intervenir à tout instant.
Bien sûr, il embarque également ceux qui regardent la télévision dans le monde entier. Par quelques plans, nous voyons le public qui passe toute sa vie à regarder celle factice de Truman : l'homme dans son bain (il s'endort quand Truman s'endort), les deux vieilles dames, les clients du bar, etc., et même des personnes issues d'autres cultures (comme les Japonais) qui n'ont aucune racine. Le système atteint son comble, car en définitive, ce public ne vit rien de plus que ce que vit Truman, tout aspiré qu'il est par une vie fictive qui allège la sienne. Notre monde actuel.
Cette séquence décrit l'immense supercherie orchestrée pour ce show : Christof révèle que Truman était le premier enfant adopté par une production. Le show a généré d'énormes bénéfices. L'équivalent du P.N.B. d'un petit pays où tout est à vendre. Bien sûr, la publicité a un rôle important dans la vie de Truman. La machine ne fonctionne pas que pour lui, mais pour faire de l'audience, pour vendre des produits insérés dans cette « réalité » fabriquée, dans la vie quotidienne... pour les téléspectateurs. Ses proches s'adressent régulièrement à lui en utilisant des slogans publicitaires. L'omniprésence des caméras et la présence d'acteurs rendent l'atmosphère aussi aseptisée qu'étouffante. Au-delà de ce monde fictionnel, une certaine réalité (un monde marchand et ses annexes) continue de se produire comme leurre.
Christof dira : « Chacun accepte la réalité du monde auquel il est confronté », phrase terrifiante, mais juste. Il suffit de simuler un monde réel et de plonger le spectateur à l'intérieur pour qu'il l'adopte de tout son être. C'est pourquoi l'idéologie fonctionne si bien. Sylvia intervient dans l'entretien et déclare que tout ce procédé est monstrueux. Christof répond qu'il a offert une vie normale à Truman et que « Seahaven, c'est le monde tel qu'il devrait être ». Le monde kitsch tel qu'il n'est pas. La cité idéale. « Ce qui vous désole, ajoute-t-il, en réalité... c'est qu'en fin de compte... il préfère sa prison, comme vous l'appelez. ». Il a encore raison. C'est ce qu'avait écrit Étienne de la Boétie, l'ami de Montaigne, dans son livre De la Servitude volontaire. La plupart des personnes acceptent un monde factice faisant rêver plutôt que le monde réel qu'il faut comprendre pour être libre. Surtout à l'heure de la mondialisation.
La fabrication d'êtres humains en série n'a plus l'aspect sinistre d'une dictature, mais d'un monde démocratique que la médiocrité majoritaire a élu et qui lui permet de se délester du fardeau d'exister. Ce paradis ludique, lumineux et scintillant, cache sa part d'ombre (ombre devenue transparente et lumière publicitaire). Leurs yeux bleus, leur visage doux et lisse, leur sourire étincelant et leur chevelure gominée ne cachent que la voracité du vampire quand leur marionnette charnelle échappe à leur méticuleuse surveillance. Ils se transforment dès lors en une masse compacte, hargneuse et lyncheuse, lancée dans une impitoyable chasse à l'homme, chien aboyant en tête, pour ramener Truman dans leur parc d'attractions infantile. Ils organisent une battue en pleine nuit. Future chasse à l'homme permise et citoyenne ? Truman est devenu le bouc émissaire (réellement victime) du Brave New World. Voilà le monde réel qui attend Truman désormais. Il n'a effectivement rien à envier à Seahaven.
Comme toute marionnette, tel Pinocchio, celle-ci prend vie et se « rebelle ». Et cela nous emmène dans la dernière partie. Dès lors, la libération de Truman devient ambiguë. Si le film semble aussi traiter du contrôle total des individus à l'heure des médias qui scannent et répertorient leurs faits et gestes, monde affolant auquel il n'est pas possible d'échapper, il ne joue pas la facilité à reconnaître le monde réel et le monde irréel comme aisément identifiables.
Truman prend Christof à son propre jeu, renverse le processus et se produit comme leurre pour échapper à la surveillance douce et implacable de son maître. Il décide de quitter sa ville à bord d'un bateau. Christoff s'en aperçoit et tente le tout pour le tout pour ramener sa marionnette dans son paradis en toc. Il déclenche alors foudre, tempête, vagues, vent violent au point qu'il est prêt à la tuer devant des centaines de caméras. Et il n'est pas loin de réussir, mais Truman résiste. Combat ancestral de l'homme face à son créateur. Mais sa résistance ne l'amène pas à la liberté, mais à rejoindre le monde réel qui n'est qu'une copie de Seahaven comme on va le voir.
Truman se rend compte qu'il est « enfermé », et que le ciel de l'horizon est en fait une paroi peinte en bleu. Il n'est pas Ulysse qui, sur son navire, découvre la terre, mais se heurte à un décor ! Il trouve une porte pour sortir de l'immense studio qu'il croyait être le monde. Cette ambiguïté devient de plus en plus évidente dans la scène principale de la fin. Rappelons-nous ce que dit Christof quand il tente de persuader Truman de rester : « Il n'y a pas plus de vérité derrière cette porte que dans le monde que j'ai créé pour toi. Mêmes mensonges... même supercherie. Mais, dans mon monde... tu n'as rien à craindre. ».
Le Happy End est amer. Truman va quitter un monde faux et illusoire pour un monde réel factice où les gens sont devenus des fantômes dans leurs vies tout aussi fictifs et fictionnels que Truman. Le film devient « pessimiste ». Le plan final met en place la déconvenue de deux surveillants de parking en face de la fin du spectacle. Monde fabriqué et « monde réel » se sont confondus. « On change ? Où est le programme ? », dit un surveillant (dernière parole) qui a oublié ce qu'il vient de vivre, ayant transformé la vie de Truman en objet de consommation (il sera balayé par un nouveau programme), et la sienne par une vie idéalisée et publicitaire. Le problème n'est pas seulement la transformation d'un monde par un autre, mais le rêve élaboré secrètement pour substituer la réalité à elle-même. Ce monde-là, comme tout rêve idéal où la réalité est falsifiée, ne peut qu'exclure, signer des pétitions pour bannir tout ce qui gêne. Si auparavant le rêve était facile et la réalité si cruelle, il fallait transformer la réalité en sourire géant. Crime parfait où le réel ne peut plus être identifié à son original, mais à sa copie...
Le film anéantit d'une manière métaphorique toute vision kitsch de la réalité que nous pouvions avoir. Et si tout était une fiction ? Et si nous nous jouions un rôle sans même nous en rendre compte ? Le film, simplement, pose une question ancestrale sur la véracité de notre condition en tant qu'être humain. Comment construire une réalité qui ne soit pas une fiction étant donné que l'être humain ne peut être que social ? Comment être réellement avec ses désirs et ses rêves sans que cela soit une illusion ? Truman est un homme faux, un homme fictionnel dans cette réalité entièrement façonnée par les médias pour un jeu télévisé. « Truman » n'est-il pas la contraction de « true man » qui signifie en anglais « l'homme vrai » ou « l'homme véritable » ? Le terme téléréalité n'est qu'un faux monumental, les deux termes télé et réalité, antinomiques par essence, se retrouvent accolés, symbolisant le mensonge devenu réalité.
Le titre The Truman Show résume à lui tout seul le paradoxe du film : « l'homme vrai mis en scène ». Les spectateurs sont encore plus faux que lui en une mise en abyme, car ils le savent sans le savoir, comme la plupart des gens dans la vie. Ils pensent assister à leur vie réelle, alors qu'il ne s'agit que du reflet de leur pitoyable existence qu'ils prennent pour vraie. Ils ont abdiqué de leur vie singulière pour contempler un show tout en croyant illusoirement qu'ils en sont à l'extérieur alors qu'ils y sont bel et bien plongés. Notre monde actuel avec les réseaux sociaux. Ce pour quoi nous ne sommes plus dans un monde d'aliénation, mais dans un monde d'émancipation et d'exhibition. Surtout que tout est explicite, mis sous les yeux de la planète entière et le film est sans ambiguïté à cet égard. Comme l'écrivait Jean Baudrillard : « Décidément, aujourd'hui, il faut se battre contre tout ce qui nous veut du bien. ».
Le film en une métaphore d'une cinglante douceur renvoie le téléspectateur du Truman show et le spectateur du film à son irréalité existentielle fondatrice. Sa force est d'avoir doublé l'Ancien Monde réel par un monde factice au point que le second remplace le premier pour devenir le quotidien même. Nous sommes dans le cas de figure typique du peintre qui dessinerait ce que l'on appelle un trompe-l'œil et qui verrait le spectateur prendre la toile peinte pour la réalité, et donc d'oublier ce qui était réellement réel si l'on peut dire. Dans un dialogue, face à un coucher de soleil sur la mer, l'ami de Truman ne dit-il pas ? : « Regarde ce coucher de soleil. Une perfection. C'est le Grand Manitou. Il a un sacré coup de pinceau. ». Une autre scène représente bien la facticité du monde lorsque Christof, devant la disparition de Truman, suspend les moindres faits et gestes des figurants, cassant la mécanique idéale de la répétition du quotidien.
L'apport de The Truman Show est de situer son intrigue à l'âge de la mondialisation, de l'exhibition généralisée des individus à travers la téléréalité (qui porte bien mal son nom, mais annonciateur des réseaux sociaux type Facebook), bref à une ère de surveillance accrue par les nouvelles technologies et la circulation à grande échelle de l'information. Un empire totalitaire soft et cool qui déguise son emprise par le recours au jeu, au divertissement en lieu et place de la pensée critique. À ce stade, le Big Brother de George Orwell n'est plus une puissance politique unique et cruelle, oppressante, qui surveille et voit tout, mais la multitude amicale et moite de tout un chacun, masse gluante et omniprésente, claquemurée dans sa subjectivité au point où celle-ci (psychologique et affective) est la négation même du sujet. Big Brother is you ! À l'heure de la fin des révolutions, la nouvelle utopie est la réalisation technique du monde, là où la vie est simulée, mais a réellement disparu. Vie qui n'existe plus qu'à travers les écrans du monde où il s'agit de capter tout un chacun et de le formater sur le même mode. Afin que personne n'y échappe et qu'il n'y ait pas un seul absent.
Seule la représentation filmique de Peter Weir met à plat le mécanisme de ce totalitarisme ludique et de proximité, démasquant la représentation liftée du réel, utilisant les mêmes outils de la téléréalité, caméra et angles de vue, techniciens et opérateurs, table de régie (comme Truman l'entr'aperçoit à un moment), il en démasque à travers une fiction toute la doublure, en dynamite tous les procédés. L'art de montrer la réalité à travers l'artifice tout en renvoyant l'artificiel à son mensonge ultime.
Le problème est donc bien au-delà de Seahaven, de Christof, de la publicité, mais dans la capacité humaine de fabriquer des mirages qui tronquent la réalité. Qu'en est-il donc de l'individu (son identité, son statut, sa personnalité) dans la réalité face à ce nouvel âge médiatique mondialisé ? Qu'est-ce qu'un Truman ? Qu'est-ce que la réalité ? Ce que nous voyons, est-ce bien réel dans ce nouvel âge qui s'ouvre à l'homme ? L'échappée de Truman est en quelque sorte ce que l'individu se doit d'accomplir viscéralement pour être lui-même. Il n'y a pas de lucidité sans séparation. Alors lorsque nous regardons le réel, que voyons-nous réellement ?
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