Le Corbeau (1943) d'Henri-Georges Clouzot

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour France-Soir
Publié le 13 février 2023 - 17:30
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Le Corbeau
Crédits
AFP - Continental Films / Collection Christophel
Micheline Francey Pierre Fresnay dans "Le Corbeau"
AFP - Continental Films / Collection Christophel

CRITIQUE - Le corbeau est un bel et noble oiseau, tout vêtu de noir comme s'il allait à un enterrement. Il est vu comme un volatile de mauvais augure et la pauvre bête n'y est pour rien. Les médecins, au temps de la peste, se coiffaient d'un casque prolongé d'un bec de corbeau pour conjurer la contagion. Être un corbeau revient à porter malheur ou à le créer par des dénonciations anonymes. On associait, au XIXe siècle, le curé avec sa soutane noire et le viatique qu'il portait à l'oiseau au beau plumage.

Henri-Georges Clouzot est fasciné par la noirceur de l'âme humaine. L'Assassin habite au 21 (1942), Quai des Orfèvres (1947), Les Diaboliques (1955), Les Espions (1957), La Vérité (1960) ou même La Prisonnière (1968) traquent les méandres et les troubles du comportement humain. Le Corbeau (1943), réalisé en pleine Seconde Guerre mondiale dans les studios de la Continental gérés par l'occupant allemand, donc en pleine Occupation, était un sujet pour lui. Il s'inspire d'un fait divers authentique qui s'est déroulé à Tulle de 1917 à 1922.

La démarche de Clouzot n'est nullement moraliste. Elle est typique d'un cinéaste d'envergure. Par exemple, il réalise un court métrage, Le Retour de Jean, dans le film à sketches Retour à la vie (1949). Il s'agit de l'histoire d'un ancien professeur, Jean Girard (Louis Jouvet), qui, en revenant des bagnes nazis, retrouve sa modeste pension de famille. Il a pour seul ami Bernard, son docteur, pensionnaire lui aussi. Ce soir-là, il découvre dans sa chambre un soldat allemand, gravement blessé et recherché par la police. Il décide de cacher le fuyard qu'il pense être une victime de la guerre, mais Bernard lui apprend que l'homme est un bourreau nazi. Jean aurait pu le livrer directement à la Police et le faire exécuter sans même y réfléchir. Justement pas. Jean, lui, veut comprendre comment un homme peut en venir à de pareils actes ou adhérer à une telle idéologie. C'est toute la différence entre quelqu'un qui juge sans comprendre, quitte à ce qu'il finisse par commettre un jour ce qu'il dénonce, et quelqu'un qui cherche à élucider cette part du mal pour éviter qu'elle ne se reproduise, c'est-à-dire de l'établir sur le plan de la connaissance humaine.

Produit par la Continental Films financée par l'occupant allemand, Le Corbeau sortit sur les écrans sous l'Occupation. S'il n'est pas interdit à la Libération, Clouzot se voit interdit de tournage pendant deux ans. L'étrange est que le cinéaste gardait une certaine indépendance au sein de la Continental, ce qui lui permit de réaliser ce chef-d'œuvre qui lui attira, bien à tort, les accusations de collaboration avec l'ennemi. Or, Le Corbeau vise tout le monde.

Le film, en noir et blanc, est réalisé avec ferveur et nervosité, remarquablement interprété, notamment par Pierre Fresnay, jouant des ombres et de la lumière. Henri-Georges Clouzot étudie un phénomène en plein essor au moment même du tournage : la dénonciation des Juifs par lettres anonymes. Restreindre le film à ce seul aspect serait manquer sa portée beaucoup plus large, non seulement avant ou pendant le film, mais après. C'est-à-dire maintenant. Il se relie aisément à La Rumeur (1961) de William Wyler où des familles retirent leurs enfants d'un collège privé sous le prétexte fallacieux que les deux enseignantes seraient lesbiennes. Le même mécanisme opère un peu partout à toutes les époques. Et bien sûr, de nos jours, avec Internet où beaucoup de personnes ne peuvent s'empêcher de « délater » à tout-va. On imagine sans peine tous ces petits corbeaux pianotant rageusement sur leur clavier.

La délation n'est pas d'aller dénoncer un crime, un cambriolage à la police. Elle tient tout d'abord à se faire connaître, anonymement, mais pas seulement. Elle tient à rendre public ou à mettre en lumière un petit fait considéré comme infamant qui tapinait dans l'ombre, qu'il soit vrai ou faux pour porter atteinte à une personne précise (ou plusieurs), et que ce fait soit accrédité par l'opinion publique qui adore les clichés et les imageries simplistes. Il franchit donc la sphère privée pour prendre corps dans la sphère publique.

Ce qui se passait auparavant à l'échelle d'un village ou d'une ville, s'est développé à la vitesse de l'éclair avec Internet et la globalisation. La délation aujourd'hui agit à mots couverts derrière des pseudonymes le plus souvent. On l'a vu sur Tweeter avec Balance ton porc, dont l'animalisation traduisait la jalousie impuissante, la haine rancunière, la petite bile à la bouche sans le recours à la justice. Cette délation est « autorisée », car elle inverse la délation habituelle. Libération de la parole, disent-ils comme si celle-ci ne contenait pas le mensonge. Tour de passe-passe prodigieux surtout à l'heure où tout le monde peut éructer n'importe quoi sans le moindre recul ou la moindre retenue, le délateur effaçant imaginairement son acte vu à ses yeux hypocritement comme honorable sous le sceau de la transparence et de la dénonciation. On a même inventé une application pour téléphone portable (« Gossip ») pour « délater » en toute tranquillité. C'est dire que la délation a de beaux jours devant elle. Les journaux ou les médias ne sont-ils pas devenus à ce titre les relais à grand tirage, reconnus et subventionnés, des petits délateurs anonymes ? Personne n'a l'audace de Clouzot pour réaliser de nos jours un film sur un tel sujet, lui qui pourtant l'a réalisé en pleine Occupation.

Nous sommes en Province dans un climat champêtre. À Saint-Robin, tout ce qu'il y a de paisible en apparence. Jusqu'au jour où habitants et notables reçoivent des lettres anonymes signées « Le Corbeau ». Leur contenu est calomnieux. Elles désignent bien souvent le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) mais d'autres personnes de la ville sont accusées, révélant tous leurs petits secrets et leurs petites magouilles qui jettent la ville dans la suspicion généralisée. Accusé et diffamé, le docteur Germain voit des patientes l'abandonner. Les choses se gâtent lorsque l'un de ses malades, François (Roger Blin), se suicide, une lettre lui ayant révélé qu'il ne survivrait pas à sa maladie. Le docteur Germain enquête pour découvrir l'identité du mystérieux « Corbeau ».

Henri-Georges Clouzot brouille à merveille les pistes. Il indique peu à peu l'ambiguïté de tous les personnages dans la sarabande et installe la suspicion à tous les niveaux à l'instar de la petite fille, Rolande, qui écoute aux portes : accusé de pratiques abortives, le docteur Germain refuse de dévoiler son passé ; Marie Corbin (Héléna Manson), l'infirmière en chef, sèche et acariâtre, subtilise les doses de morphine à l'hôpital en les remplaçant par de l'eau distillée, et accuse sa sœur, la belle Laura Vorzet (Micheline Francey), de vouloir séduire le docteur tout en lisant en douce la correspondance de ce dernier ; Laura est assistante sociale et mariée au vieux psychiatre Michel Vorzet (Pierre Larquey), qui avouera qu'il se pique à la morphine que lui procure Marie, son ex-femme ; Denise Saillens (Ginette Leclerc), sœur du directeur de l'école (Noël Roquevert), belle infirme hystérique, ment comme elle respire pour être au centre des attentions, et ne cesse de courtiser le premier venu et de tomber malade pour attirer le docteur près d'elle.

Tout le monde ment et cache quelque chose, mais tout le monde accuse tout le monde en annonçant qu'il ne faut pas croire aux lettres anonymes.  Dès le début, on cancane, on accuse, on surveille, on suspecte. Les ragots. La petite bile verte. Ce qu'on appelle la société. Le poison est lancé et se répand comme un virus (d'où le fait que l'action se passe dans un hôpital). Tout le monde est un corbeau en puissance sans le savoir.

À l'enterrement du suicidé, toute cette petite assistance éplorée se déchire, cœur sur la main tout d'abord et venin à la bouche ensuite, et désigne Marie Corbin. Celle-ci fuit et rentre chez-elle : son appartement est dévasté. On lui jette des pierres. La Police l'arrête. Implacable mécanisme du lynchage. Quand on apprend qu'elle n'y est pour rien, personne ne fait son examen de conscience, ou ne vient s'excuser. C'est cela qui est extraordinaire avec la délation : la raison est aussi vite remisée au placard sans l'ombre d'un doute. On est alors persuadé de ne pas l'avoir quittée, alors qu'elle vient de nous abandonner sans crier gare.

Les lettres anonymes cessent un temps. Les solutions délirantes fusent : « Germain est la cible principale du Corbeau. Puisque nous ne pouvons pas nous débarrasser du coupable, débarrassons-nous de Germain », dira un notable. On envoie une femme pour le piéger. Ce dernier décide de quitter la ville.

Le vieux psychiatre Michel Vorzet soumet, dans une salle d'école, les habitants à une dictée pour authentifier l'écriture du Corbeau. Dans la célèbre et remarquable scène du face-à-face avec le docteur Germain, Michel fait valser la lampe et tient les propos les plus éclairants, leur visage passant de l'ombre à la lumière : « Vous êtes formidable. Vous croyez que les gens sont tout bons ou tout mauvais. Vous croyez que le bien, c'est la lumière, et que l'ombre, c'est le mal. Mais où est l'ombre ? Où est la lumière ? Savez-vous où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? » Le docteur Germain se moquera de ses balivernes, mais se brûlera en tentant d'arrêter la lampe.

Lumière, obscurité, qui sommes-nous réellement ? Le Corbeau qui écrit ses lettres dénonciatrices est bien un personnage ombrageux plongé dans une passion triste, mais Clouzot élargit son propos en révélant que tout un chacun peut basculer avec sa conscience marécageuse où clapotent rancœurs et envies. « Faites votre examen de conscience, vous serez peut-être étonné du résultat. Depuis qu'il souffle sur la ville un tourbillon de haine et de délation, toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompues. Vous êtes atteint comme les autres. Vous tomberez comme eux », ajoute Michel au docteur avec raison. Propos lucides, notons-le, tenus par le coupable lui-même comme nous l'apprendrons, ce qui donne une portée singulière puisque le cinéaste ne les met précisément pas dans la bouche d'un innocent.

Clouzot ne joue pas d'une pirouette scénaristique, mais indique bien que le Corbeau est semblable aux autres. Car au fond, personne n'est innocent. Tout le monde est prêt à basculer. C'est le propos principal et subversif du film. Et non comme on pourrait le croire dans le fait qu'il n'y aurait qu'un seul coupable. Il vaut mieux le savoir au fin fond de sa conscience et s'en empêcher au moment crucial plutôt que de se croire vertueusement pur et de passer le mur de l'ignominie sans même s'en rendre compte.

Précisément, si des gens exercent le sport si peu honorable de la délation, c'est bien parce que la tentation est séduisante, à portée de main ou de clavier, de se venger, en espérant que la chose ne se verra pas, leur conscience obscure refaisant les plâtres avec le temps.  Au fond, et c'est le propos même du film, qu'est-ce qui pousse les personnes, cachées derrière leur anonymat bien souvent, à s'en prendre à leurs congénères ? À laisser parler fébrilement leur petit corbeau intérieur ? « L'enfer est né d'une indiscrétion », a écrit Céline. C'est-à-dire trois fois rien. Rien que de très banal. Une jalousie impuissante. Une haine carabinée envers son voisin. Comme dans Le Corbeau dont on apprend à la fin que la co-responsable est Laura Vorzet relayée par son mari, Michel, le psychiatre, qui en vieillissant s'est marié avec elle pour retrouver une petite jeunesse. Lassée de son vieux mari, la belle blonde a désiré le docteur Rémy Germain qui n'a pas répondu à ses attentes avant de se lancer dans la toute première lettre. C'est tout. Qui donc peut s'exempter d'une telle banalité ? C'est encore le psychiatre qui dira au docteur Germain bien trop sûr de lui : « Vous fouillerez ma serviette si je l'oublie sur ce bureau. Et vous coucherez avec Rolande si elle est amoureuse de vous. » Ici, c'est le Corbeau qui est lucide car il n'est que notre propre reflet. Ce n'est pas un hasard si le cinéaste tentera de réaliser un film sur la jalousie, L'Enfer, qui restera inachevé.

D'ailleurs, quand le coupable est désigné, qu'il soit réel ou imaginaire, telle Marie Corbin, il s'en faut de peu pour qu'à son tour, il ne soit lynché si l'occasion le permet. Le piège implacable s'est refermé. Dans Le Corbeau, la délation opère grâce au mimétisme, contaminant tel un virus tous les protagonistes. Chacun perd alors sa singularité, son individualité pour s'associer à la foule haineuse, double parmi les doubles. Comme tout le monde a quelque chose à se reprocher, le reporter sur quelqu'un de haï, est pratique pour laver sa mauvaise conscience dans les grandes eaux sales de la dénonciation. Et le Corbeau s'envole alors silencieusement d'un coup d'aile et passe ainsi d'une personne à l'autre, comme chacun peut devenir rhinocéros à l'instar de la pièce d'Eugène Ionesco au titre éponyme, chacun espérant laver toutes ses turpitudes dans l'eau sale de la délation ou de la dénonciation, à ses propres yeux certes, mais dans les yeux des autres.

Le film joue habilement avec notre propre suspicion. On doute, on croit savoir qui a fait le coup, puis Clouzot nous aiguille ailleurs, nous mène par le bout du bec, donne le vertige au spectateur faussement rassuré dans son fauteuil de n'y être pour rien. Alors qu'il y est plongé jusqu'au cou dans la vie de tous les jours, prêt à basculer dans l'ignominie à la faveur des occasions. La frontière est aussi mince qu'une feuille de papier à cigarette, prête à se consumer à la moindre étincelle. C'est la grande idée du film. S'il y a bien un coupable à la fin, tout le monde a été un Corbeau.

Justement, Clouzot, homme d'images, achève son film par un coup de génie dans un plan spécifiquement cinématographique. Le docteur Germain découvre que le coupable est le vieux psychiatre, égorgé sur son bureau, n'ayant pu finir une lettre de dénonciation, façon de dire que cet homme si lucide (et psychiatre) a, lui aussi, succombé. Le docteur ouvre alors la fenêtre et aperçoit tout d'abord des enfants « innocents » jouant aux billes puis métaphoriquement, comme si elle s'était envolée par la fenêtre ouverte pour planer sur la ville, la silhouette de la mère du jeune François qui s'enfuit dans la rue en habit de deuil tel un Corbeau, portant sur elle l'irréparable noirceur du mal en étant devenue une meurtrière.

Film tendu, fébrile, aux dialogues concis et percutants, soutenus par une trame narrative sans cesse en alerte, Le Corbeau ne laisse aucune échappatoire. Il vaut mieux ne jamais avoir affaire avec la délation, et se tenir de l'autre côté de la grille, quitte à partir seul comme Audrey Hepburn à la fin de La Rumeur plutôt que de finir l'âme noircie telle l'oiseau au beau plumage.

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