Edi Rama, Premier ministre albanais : "Nous étions la Corée du Nord de l’Europe"

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RAH, pour FranceSoir
Publié le 13 août 2022 - 17:05
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Edi Rama
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AFP / Kenzo TRIBOUILLARD
Le Premier ministre albanais Edi Rama à Bruxelles le 23 juin 2022.
AFP / Kenzo TRIBOUILLARD

ENTRETIEN - Le premier ministre d'Albanie Edi Rama nous a reçus dans sa résidence d’été de Dhermi, pour réagir à l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne annoncées le 19 juillet dernier, en compagnie de la Macédoine du Nord. Selon le chef d'État, il s'agit d'un cap majeur pour ce pays des Balkans, longtemps resté sous le joug de la dictature communiste.

Vous venez de faire prendre un nouveau départ à l’Albanie. Quand avez-vous décidé d'adhérer à l'UE et pourquoi avoir fait ce choix ?

La procédure comporte plusieurs phases. Nous avons obtenu le statut de pays candidat (à l’adhésion à l’Union européenne) en 2014. Cela fait huit ans. Le lancement des négociations cet été est donc une très bonne nouvelle pour nous. Cela nous aide à progresser. Quand on négocie son entrée dans l’Union européenne, cela donne l’occasion de réaliser un processus assez profond sur nous-mêmes, parce que c’est un processus très détaillé sur les lois, les institutions, sur leur fonctionnement et les améliorations à y apporter. C’est une grande opportunité pour construire un État de droit, un État démocratique qui fonctionne mieux et qui garantit aux citoyens des standards qui ne dépendent pas de l’un ou de l’autre, mais de l’État. C’est très important.

Quand vous étiez enfant, alors que vous viviez sous régime communiste, auriez-vous imaginé l’Albanie un jour entrer dans l’UE ?

Jamais. Sous le communisme, on ne pouvait pas imaginer que cela puisse être différent. Bien sûr, à la fin, avec la chute du mur et la chute consécutive des différents régimes dans les pays de l’Est, cela a donné la possibilité d’imaginer autre chose.

Nous n’avions jamais eu la possibilité de choisir. Petit pays positionné dans un lieu stratégique, car c’est un passage, nous avons eu pendant 500 ans des empires et régimes que nous n’avons pas choisis et que nous avons dû accepter.

C’est la première fois que nous faisons un choix libre. Nous voulons appartenir à la famille européenne. Des générations et des générations n’ont jamais connu ça.

Notre nation, notre société peut enfin choisir où elle veut vivre et avec quelles normes d’existence. C’est un sentiment difficile à imaginer ailleurs.

Y a-t-il eu des pressions et des tensions au moment de faire ce choix ?

Non, en réalité, le choix a été facile. Il a été collectif alors même que les différentes composantes de notre société rencontrent des difficultés à se mettre d’accord sur d’autre sujet. Sur celui-là, le choix a été unanime.

Concrètement, qu’est-ce qui va changer dans le quotidien des Albanais ? Allez-vous changer de monnaie ?

Ce sont des sujets en discussion, mais ce qui change déjà, c’est la façon de travailler, de construire et d'imaginer le futur. Il s’agit de construire un État que nous n’avons jamais eu. Jusque-là, nous n’avions pas connu d’État de droit, d’État fait pour le citoyen dans lequel le juge fait le juge, et le pouvoir est divisé. C’est un changement.

D’ailleurs, c’était le pays le plus isolé des pays communistes. Nous n’avions presque aucun échange y compris avec les pays de l’Est de l’ex-bloc communiste

Nous étions la Corée du Nord de l’Europe. C’est un changement fondamental très profond.

Les Albanais vont-ils suivre ce changement ?

Les Albanais sont incroyables quand il s’agit de s’adapter. Dans tous les pays où ils ont émigré, les Albanais excellent, quel que soit le travail qu’ils y font. À l’étranger, ils se battent et y arrivent. Ici, ce peut être plus difficile, il s’agit de créer une communauté de travail, de valeurs, car c’est aussi une question de tradition, de culture et d’histoire. Mais on va y arriver.

L’Albanie change déjà vraisemblablement. Tirana, la capitale, par exemple, a beaucoup changé. C’est une ville moderne, dynamique, totalement différente de la Tirana des années de plomb.

L’Albanie est en Europe un pays très différent de ce qu’on imagine. Cette année est surprenante, car nous avons un nombre de touristes inouï.

Par exemple, on a vu que Tirana est la ville la plus visitée après Antalya depuis la fin de la pandémie.

On ne s’y attendait pas. Notre projection était de 2,9 millions d’entrées et nous dépasserons finalement les 4 millions en fin d’année.

Cependant, si le tourisme nous semble une ressource importante à exploiter car le pays à un énorme potentiel, nous voulons le faire de manière raisonnée pour développer le pays sans détruire ce que nous avons.

À ce titre, vous avez l’exemple de la Corse où une règlementation stricte a été mise en place pour les constructions notamment.

La Corse est un exemple magnifique mais il paraît difficile de faire la même chose en Albanie. Il nous faudrait des Corses ! (Rires)

De manière plus sérieuse, la principale différence est que la Corse est une île avec une histoire et un passé spécifique. La psychologie des insulaires est très particulière avec une conscience identitaire et un instinct de protection très développé.

Nous devrons faire différemment.

Vous avez déjà de nombreux projets pour investir dans les infrastructures touristiques et suivre le boom. Vous êtes notamment en discussion avec le groupe français Accor ?

Oui, Accor est en contrats ici avec plusieurs investisseurs. Ils sont venus il y a 4 ans, et c’est grâce à Nicolas Sarkozy qui fait partie du board que les projets ont vu le jour. Il était venu avec Carla Bruni, son épouse, pour une visite de deux jours. Carla a fait un concert et nous avons voyagé ensemble en hélicoptère. Il a pu voir le pays.

La première chose qu’il m’a dit à l’atterrissage, c’est que nous étions assis sur une mine d’or. Lorsqu’il est rentré en France, il a impulsé la première visite du groupe Accor en Albanie. Ils ont avoué qu’ils n’avaient jamais envisagé une implantation dans le pays mais que leur visite les a fascinés. Ils ont aujourd’hui plusieurs contrats.

Mélia Group a également signé une demi-douzaine de contrats pour l’hôtellerie haut-de-gamme qui manque en Albanie. Il est important de développer ce type d’offre qui doit modifier la typologie des touristes dans les cinq prochaines années.

En effet, nous avons déjà une croissance très importante pour les offres de tourisme classique et nous ne voulons pas créer d’effet tourisme de masse, mais diversifier le secteur.

L’Albanie sera-t-elle prochainement « the place to be »  selon vous ?

Oui, je crois qu’il manque encore certaines choses, mais c’est en bonne voie. Le pays est petit, il est beau, hospitalier, accueillant. La nourriture est bonne et on mange bien partout. Aussi bien dans les grands restaurants que dans la rue.

Beaucoup d’Albanais sont rentrés d’Italie après y avoir travaillé dans la restauration. L’effet est très positif.

Vous avez un ministre du Tourisme. Est-il suffisamment offensif et actif selon vous ?

Il s’agit d’une femme qui est francophone et très active. Nous n’avons pas toujours d’offices de tourisme à l’étranger, en France par exemple, car il faut des ressources d’une part et, d’autre part, je pense toujours que faire sa propre promotion n’a pas la même crédibilité que le bouche-à-oreilles aux yeux des gens.

L’expérience des touristes ayant visité le pays est la meilleure des promotions.

Nous étions très méconnus auparavant. Dans les années 1990, lorsque le pays est sorti de son bunker, il n’a pas nécessairement créé une bonne image et cela nous a suivis. Cela change. En France il y a 5 ans, nous étions inconnus ou défavorablement connus et depuis il y a de plus en plus d’articles de presse positifs et de plus en plus de touristes français qui viennent en Albanie.

Vous avez une grande diaspora. Quels sont les pays où les Albanais sont les plus nombreux ?

En Italie, en Grèce, en Allemagne, en Suisse, peu en France, en Angleterre, aux États-Unis…

À l'origine artiste, vous avez aussi vécu en France. Quel est votre rapport à la France ?

Pendant longtemps, la France a été mon second pays de cœur.

J’y ai vécu en raison de mon champ d’activité : l’art. Je lisais beaucoup en français l’histoire de l’art qui est liée avec ce pays, ses musées, ses artistes.

J’ai aujourd’hui beaucoup d’amis en France et aussi un bon rapport avec le président. Nous avons une amitié qui va, je crois, durer au-delà de nos positions actuelles. Ce qui est rare.

On parle de beaucoup de choses. Je me dis souvent qu’il est dommage que les Français ne le connaissent pas. C’est quelqu’un de curieux intellectuellement, et respectueux des autres.

Il est président français et je suis Premier ministre albanais. Nos pays n’avaient pas de relations importantes jusqu’à présent, mais il est intéressé par les Balkans et le développement des relations avec la région. Il est aussi dommage que les Français ne se rendent pas compte de son humanité. Il a été réélu avec des difficultés qu’il ne méritait pas. Humainement, c’est quelqu’un d’extraordinaire. Sa femme est aussi quelqu’un de spécial. C’est un couple respectueux, humble très loin de l’image que semble avoir le public français.

Comment voyez-vous l’Albanie dans 10 ans ?

Dans 10 ans, peut-être sera-t-elle dans l’Union, si l’Union reste ce qu’elle est. En effet, aujourd’hui le monde change vite. Regardez le contexte actuel.

Sans tragédies, dans 10 ans, l’Albanie sera dans l’Union européenne et nous faisons tout pour.

Comment avez-vous géré la crise du Covid-19 ?

Nous avons eu un lockdown très dur, que nous avons appliqué très vite. Par la suite, nous avons laissé peu de restrictions et nous sommes rapidement rouverts au tourisme.

Nous n’avons jamais fermé nos frontières.

Pourquoi ?

Nous suivions très précisément les cas et la situation dans les hôpitaux pour arbitrer au mieux.

Il fallait trouver un équilibre avec le reste et surtout l’économie.

Puis, vous savez, les Albanais ne sont pas enclins à s’astreindre à trop de règles trop longtemps.

Ça a marché et nous nous en sommes bien sortis.

Avez-vous suivi les recommandations de l’OMS ?

Oui. Nous les avons suivies, mais sommes restés flexibles en cherchant à faire les choses de manière qu’elles soient acceptées et respectées. Sinon, cela n’aurait eu aucun intérêt.

En France, avez-vous vu que les règles étaient très restrictives ? On a eu des confinements durs.

On a eu un seul confinement au début. On n’a pas eu de couvre-feu.

Qu’avez-vous pensé de la vaccination ?

C’était très efficace et il faut vivre maintenant avec le Covid.

Comment faites-vous à la tête d’un État comme l’Albanie ? Êtes-vous obligé de suivre l’OMS ? Décidez-vous vous-mêmes ou est-ce que vous consultez ?

Nous ne sommes pas obligés de suivre. Nous avons essayé de voir comment faisaient les autres pays, l’Allemagne, l’Institut de santé public, la Grèce, l’Italie, même la Hollande, le Danemark, la Hongrie… Nous étions en contact avec les pays de la région…

Nous avons analysé les différences entre les choix et les résultats pour choisir la voie la plus adaptée et la plus équilibrée selon nos propres contraintes.

Avec le recul, qu’auriez-vous fait autrement ?

Nous aurions fait la même chose. Je n’ai plus les chiffres en tête, mais notre bilan est bon.

Le tourisme ouvert a-t-il engendré plus de cas ?

Non, nous n’avons pas vu une augmentation exponentielle.

Ma dernière question sera en rapport avec l’islam. Une large partie de la population en Albanie est composée de musulmans dont la pratique religieuse est souvent considérée comme un modèle européen, en raison d'une vision très libérale de la religion. Comment l’expliquez-vous ?

L’Albanie n’est pas un pays musulman, c’est un pays européen à 100%. La façon dont on vit aide à la richesse spirituelle et morale, mais aussi à la richesse sociale.

On ne sent pas que nous sommes dans un pays musulman. On voit de temps en temps des femmes avec le voile, mais peu. La religion n’est pas du tout un motif de discorde.

Je suis catholique, mon épouse est musulmane, et les enfants issus de nos précédents mariages sont orthodoxes. Nous avons un enfant ensemble, il décidera.

Voilà comment nous vivons la religion !

D’ailleurs, si nous avons eu des signes de radicalisation, ils ont été très marginaux et n’ont pas duré.

Quel message adresseriez-vous aux Français ?

Si on veut découvrir un pays où une partie du passé est encore présente, c’est l’Albanie. C’est un véritable voyage dans le passé, dans la nature, dans l’hospitalité, dans la gastronomie. Les premiers mots de la première constitution du pays sont « La maison de l’Albanais est Dieu et l’Hôte. ». Cela veut tout dire.

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